Texte 2 : Caligula, Albert Camus, 1945
Devenu empereur en l'an 37 de notre ère, Caligula abuse du pouvoir, tyrannise ses sujets et, peu à peu, condamne à mort tous ceux qui l'entourent.
ACTE I, SCÈNE 8 Caligula s'assied près de Caesonia.
CALIGULA. – Écoute bien. Premier temps : tous les patriciens, toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune – petite ou grande, c'est exactement la même chose – doivent obligatoirement déshériter leurs enfants et tester sur l'heure en faveur de l'État.
L'INTENDANT. – Mais, César...
CALIGULA. – Je ne t'ai pas encore donné la parole. À raison de nos besoins, nous ferons mourir ces personnages dans l'ordre d'une liste établie arbitrairement. À l'occasion, nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitrairement. Et nous hériterons.
CAESONIA, se dégageant. – Qu'est-ce qui te prend ?
CALIGULA, imperturbable. – L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ailleurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres. Notez d'ailleurs qu'il n'est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuvent se passer. Gouverner, c'est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement. Ça vous changera des gagne-petit. (Rudement, à l'intendant.) Tu exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les provinciaux. Envoie des courriers.
L'INTENDANT. – César, tu ne te rends pas compte...
CALIGULA. – Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeurant, moi, j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi.
L'INTENDANT. – César, ma bonne volonté n'est pas en question, je te le jure.
CALIGULA. – Ni la mienne, tu peux m'en croire. La preuve, c'est que je consens à épouser ton point de vue et à tenir le Trésor public pour un objet de méditations. En somme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeu et que je joue avec tes cartes. (Un temps et avec calme.) D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître. Je compte : un... L'intendant disparaît.
Albert Camus, Caligula, acte I, scène 8, (1945).
Commentaire littéraire de « Caligula »
I. Portrait du tyran : violence et folie du personnage
A. La cour impériale, une fosse aux serpents
Dans ces quelques lignes de la pièce de Camus, l'empereur romain, qui a régné sur Rome de 37 à 41, ne cherche pas un consentement et encore moins un consensus.
Caligula, tour à tour impétueux, intempérant, ombrageux, arrogant à l'extrême, témoigne du mépris à l'égard des plus riches patriciens. Ses répliques portent la trace de cette raideur cassante : « Je ne t'ai pas encore donné la parole [...] Tu exécuteras ces ordres sans délai [...] Écoute-moi bien, imbécile ». Ce qui frappe tout d'abord, c'est sa sérénité indifférente, sa froideur impavide, son sang froid à se jouer de ses interlocuteurs : « D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître ». Si peu enclin à la bienveillance, glissant de la douceur mielleuse au cynisme, de la dérision à la gravité solennelle, Caligula ne respecte ni les valeurs ni les normes de la démocratie, pas plus que les règles d'un Etat de droit : « J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi ». Il ne se distingue pas par un sens aigu de la justice ou par un humanisme tendre. C'est un homme brutal, inflexible et autoritaire, plutôt habitué à l'immédiateté dans l'exécution de ses ordres : « Tu exécuteras ces ordres sans délai ». Ce tyran aux allures de garçon boucher verse dans l'autosatisfaction, avec un plaisir gourmand (« D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial... »). Il tient ses adversaires et l'implacable hiérarchie de sa cour en respect, prêt à supprimer tout ce qui fait obstacle à sa mainmise sur ses sujets. Des individus considérés comme des traîtres qu'il faut punir. Se faisant intimidant, il commande avec intransigeance et menace ceux qui le servent : « vous allez voir ce que la logique va vous coûter ». Tout cela résonne comme un rappel à l'ordre. Caligula impose une discipline de fer à tous ses serviteurs. Dès qu'il commence à parler, sa voix s'impose dans un climat terrifiant. Les dialogues avec Caesonia et Patricius, l'intendant, tournent à vide. La logique du propos fait de même. « Qu'est-ce qui te prend ? » demande Caesonia. Et Caligula répond sur un ton cinglant : « L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune importance ». Comme disait Danton, on ne remplace que ce que l'on supprime. Les délires mégalomaniaques de Caligula révèlent une nature retorse marquée par un désordre intérieur plutôt inquiétant. Personnage amoral par excellence, calculateur froid, l'empereur de Rome est un criminel né, doublé d'un pervers, puisqu'il se réjouit par avance des meurtres qu'il a ordonnés.
B. Une scène remplie d'effroi, engluée dans la noirceur d'odieux assassinats...
La scène nous entraîne de la description d'un personnage odieux à une dissidence qui va plonger Rome dans la violence et le sang. L'épisode est tragique, de bout en bout. Tout va basculer dans le chaos et les excès. Tout le monde aurait bien envie que cela ne soit pas vrai. Mais tout est tellement prévisible dans le déroulement de cette intrigue dominée par la figure inquiétante de Caligula ! Cette scène donne immédiatement l'impression de nous immerger dans un univers où la stupeur et l'effroi l'emportent très vite. Dans cette cage aux lions, personne ne peut rien faire contre Caligula, un despote sanguinaire dont la conscience est continuellement gouvernée par le caprice, par le bon plaisir, pour ne pas dire le sadisme pervers. On imagine aisément ce palais impérial, baignant dans la corruption, et regorgeant de cadavres. L'intendant, le porte-parole de l'oligarchie romaine, traité comme un vulgaire portefaix par son maître, est pris de vitesse. Il est déjà entré, malgré lui, dans la ligne de mire de l'empereur. Il convient de la souligner, il perpétue un soutien inconditionnel à l'autorité politique de Caligula. Il cherche à préserver sa place de dignitaire. Il s'excuse, tout en rechignant à le suivre : « César, ma bonne volonté n'est pas en question, je te le jure ». Il va faire très tôt l'expérience de l'incommensurable violence du tyran. Il est voué à une disgrâce inéluctable. Car il n'y a pas d'issue dans cette fosse aux serpents où Caligula règne en maître absolu, puisque toutes ses décisions sont établies sans consultation, sans négociation (« J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi »). Espérant que l'empereur se rende à la raison, incrédule, il tente désespérément d'instaurer un dialogue : « Mais, César[...] César, tu ne te rends pas compte... ». L'impuissance à agir de l'intendant paraît être le catalyseur de la situation tragique. Caligula ne laisse espérer à ses ministres rien d'autre qu'une vie d'esclave : les uns après les autres, devenus tous suspects, ils doivent se résoudre au constat de leur impuissance. Leur couardise ne fait que décupler la nocivité du despote. Ce qui comble de joie leur tortionnaire.
II. Une réflexion sur les questions politiques, sociales et morales
A. L'assassinat au nom de la solidarité budgétaire : l'exercice sans partage du pouvoir
L'empereur de Rome a un point de vue arrêté : il soupçonne les riches patriciens de soudoyer l'Etat en bénéficiant de rentes de situation. Caligula, qui se place en arbitre de la répartition des richesses, instaure une nouvelle politique : les plus aisés doivent donc contribuer à l'enrichissement de l'Empire en cassant leur tirelire. « Ça vous changera des gagne-petit. » lance-t-il avec une rudesse âpre à son intendant.
Pour améliorer les flux de trésorerie de l'empire romain, Caligula veut obliger les citoyens romains issus des plus riches familles à déshériter leur progéniture. Puis les assassiner les uns après les autres. C'est un impératif stratégique pour lui : « tous les patriciens, toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune - petite ou grande, c'est exactement la même chose - doivent obligatoirement déshériter leurs enfants ». Sa stratégie vise un détournement d'héritage au détriment des héritiers légitimes. Les patriciens romains doivent « tester sur l'heure en faveur de l'Etat ». Le recel successoral consiste à détourner les biens d'un défunt. Dans ce cas précis, il s'agit d'une appropriation frauduleuse privant les ayants droit d'un bien. Une escroquerie qui ne peut pas être reprochée au tyran puisqu'il a fait signer un acte de donation (donc de renonciation) du patrimoine successoral. De fait, la succession, considérée comme vacante, revient de droit à l'Etat impérial exerçant son droit de curatelle. La saisine, en tant qu'expropriation administrative, peut s'opérer de plein droit. Le but est de plumer tout le monde : « Gouverner, c'est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement ». Caligula ne s'encombre pas de scrupules. Et visiblement, il est pressé. Cela frise la caricature : « Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les provinciaux ». Cette décision, sinistrement caricaturale, n'est pas légale. A l'époque, le renoncement extorqué était puni par le droit romain. L'empereur se lance ensuite dans une spéculation grotesque sur les amendes pécuniaires : « il n'est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées ». Populiste à souhait, semant à tout-va ses paroles délirantes, Caligula se présente comme le pourfendeur des élites... Qu'importe au fond si ses allégations à propos de la taxation du « prix des denrées » comportent ne fût-ce qu'une once de vérité !
B. Une immersion vertigineuse dans la mécanique de l'horreur pour faire réagir le spectateur
Le contrôle politique de la gouvernance économique amène Caligula à instaurer à marche forcée la légitimité du souverain, donc de son autorité, de sa domination absolue. L'empereur de Rome transforme le droit en instrument du pouvoir. Albert Camus ne cherche pas seulement à mettre à nu la cruauté, la monstruosité et la folie du personnage de Caligula. On pourrait tenir sa pièce comme la récréation d'un fou, d'un détraqué, d'un destructeur nihiliste. Mais dans le même temps, l'extrait de cette pièce montre bien que le monde entier joue la comédie. A commencer par l'intendant. Les autres patriciens ne valent pas mieux. C'est donc la tragédie du pouvoir que veut nous dévoiler le dramaturge. Et surtout la bouffonnerie de l'existence. Quelles sont les raisons de la cruauté de Caligula ? Il y en a au moins une : les hommes sont coupables de ne pas se révolter. D'une certaine manière, la monstruosité de l'empereur Caligula révèle la lâcheté, la veulerie des hommes. Ils sont eux aussi de la partie, les mensonges de la société...
Conclusion
[récapitulation des enjeux de la scène étudiée]
La tragédie qui se noue ici trouve une expression saisissante dans le personnage de Caligula, qui n'a rien de chimérique, loin de là. De fait, Rome a peur. Le climat est de plus en plus irrespirable. Les riches patriciens ont peur de mourir. Aussi étouffant que soit ce tableau de la cour impériale, quel que soit le degré de réalité que le spectateur prêtera au tyran, il en restera une leçon à tirer. Caligula, ce fantôme effrayant n'est peut-être rien d'autre que le regard omniscient de l'auteur Albert Camus sur la société des hommes.
[pointe finale sur l'art dramatique]
Devenu empereur en l'an 37 de notre ère, Caligula abuse du pouvoir, tyrannise ses sujets et, peu à peu, condamne à mort tous ceux qui l'entourent.
ACTE I, SCÈNE 8 Caligula s'assied près de Caesonia.
CALIGULA. – Écoute bien. Premier temps : tous les patriciens, toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune – petite ou grande, c'est exactement la même chose – doivent obligatoirement déshériter leurs enfants et tester sur l'heure en faveur de l'État.
L'INTENDANT. – Mais, César...
CALIGULA. – Je ne t'ai pas encore donné la parole. À raison de nos besoins, nous ferons mourir ces personnages dans l'ordre d'une liste établie arbitrairement. À l'occasion, nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitrairement. Et nous hériterons.
CAESONIA, se dégageant. – Qu'est-ce qui te prend ?
CALIGULA, imperturbable. – L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ailleurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres. Notez d'ailleurs qu'il n'est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuvent se passer. Gouverner, c'est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement. Ça vous changera des gagne-petit. (Rudement, à l'intendant.) Tu exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les provinciaux. Envoie des courriers.
L'INTENDANT. – César, tu ne te rends pas compte...
CALIGULA. – Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeurant, moi, j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi.
L'INTENDANT. – César, ma bonne volonté n'est pas en question, je te le jure.
CALIGULA. – Ni la mienne, tu peux m'en croire. La preuve, c'est que je consens à épouser ton point de vue et à tenir le Trésor public pour un objet de méditations. En somme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeu et que je joue avec tes cartes. (Un temps et avec calme.) D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître. Je compte : un... L'intendant disparaît.
Albert Camus, Caligula, acte I, scène 8, (1945).
Commentaire littéraire de « Caligula »
I. Portrait du tyran : violence et folie du personnage
A. La cour impériale, une fosse aux serpents
Dans ces quelques lignes de la pièce de Camus, l'empereur romain, qui a régné sur Rome de 37 à 41, ne cherche pas un consentement et encore moins un consensus.
Caligula, tour à tour impétueux, intempérant, ombrageux, arrogant à l'extrême, témoigne du mépris à l'égard des plus riches patriciens. Ses répliques portent la trace de cette raideur cassante : « Je ne t'ai pas encore donné la parole [...] Tu exécuteras ces ordres sans délai [...] Écoute-moi bien, imbécile ». Ce qui frappe tout d'abord, c'est sa sérénité indifférente, sa froideur impavide, son sang froid à se jouer de ses interlocuteurs : « D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître ». Si peu enclin à la bienveillance, glissant de la douceur mielleuse au cynisme, de la dérision à la gravité solennelle, Caligula ne respecte ni les valeurs ni les normes de la démocratie, pas plus que les règles d'un Etat de droit : « J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi ». Il ne se distingue pas par un sens aigu de la justice ou par un humanisme tendre. C'est un homme brutal, inflexible et autoritaire, plutôt habitué à l'immédiateté dans l'exécution de ses ordres : « Tu exécuteras ces ordres sans délai ». Ce tyran aux allures de garçon boucher verse dans l'autosatisfaction, avec un plaisir gourmand (« D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial... »). Il tient ses adversaires et l'implacable hiérarchie de sa cour en respect, prêt à supprimer tout ce qui fait obstacle à sa mainmise sur ses sujets. Des individus considérés comme des traîtres qu'il faut punir. Se faisant intimidant, il commande avec intransigeance et menace ceux qui le servent : « vous allez voir ce que la logique va vous coûter ». Tout cela résonne comme un rappel à l'ordre. Caligula impose une discipline de fer à tous ses serviteurs. Dès qu'il commence à parler, sa voix s'impose dans un climat terrifiant. Les dialogues avec Caesonia et Patricius, l'intendant, tournent à vide. La logique du propos fait de même. « Qu'est-ce qui te prend ? » demande Caesonia. Et Caligula répond sur un ton cinglant : « L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune importance ». Comme disait Danton, on ne remplace que ce que l'on supprime. Les délires mégalomaniaques de Caligula révèlent une nature retorse marquée par un désordre intérieur plutôt inquiétant. Personnage amoral par excellence, calculateur froid, l'empereur de Rome est un criminel né, doublé d'un pervers, puisqu'il se réjouit par avance des meurtres qu'il a ordonnés.
B. Une scène remplie d'effroi, engluée dans la noirceur d'odieux assassinats...
La scène nous entraîne de la description d'un personnage odieux à une dissidence qui va plonger Rome dans la violence et le sang. L'épisode est tragique, de bout en bout. Tout va basculer dans le chaos et les excès. Tout le monde aurait bien envie que cela ne soit pas vrai. Mais tout est tellement prévisible dans le déroulement de cette intrigue dominée par la figure inquiétante de Caligula ! Cette scène donne immédiatement l'impression de nous immerger dans un univers où la stupeur et l'effroi l'emportent très vite. Dans cette cage aux lions, personne ne peut rien faire contre Caligula, un despote sanguinaire dont la conscience est continuellement gouvernée par le caprice, par le bon plaisir, pour ne pas dire le sadisme pervers. On imagine aisément ce palais impérial, baignant dans la corruption, et regorgeant de cadavres. L'intendant, le porte-parole de l'oligarchie romaine, traité comme un vulgaire portefaix par son maître, est pris de vitesse. Il est déjà entré, malgré lui, dans la ligne de mire de l'empereur. Il convient de la souligner, il perpétue un soutien inconditionnel à l'autorité politique de Caligula. Il cherche à préserver sa place de dignitaire. Il s'excuse, tout en rechignant à le suivre : « César, ma bonne volonté n'est pas en question, je te le jure ». Il va faire très tôt l'expérience de l'incommensurable violence du tyran. Il est voué à une disgrâce inéluctable. Car il n'y a pas d'issue dans cette fosse aux serpents où Caligula règne en maître absolu, puisque toutes ses décisions sont établies sans consultation, sans négociation (« J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi »). Espérant que l'empereur se rende à la raison, incrédule, il tente désespérément d'instaurer un dialogue : « Mais, César[...] César, tu ne te rends pas compte... ». L'impuissance à agir de l'intendant paraît être le catalyseur de la situation tragique. Caligula ne laisse espérer à ses ministres rien d'autre qu'une vie d'esclave : les uns après les autres, devenus tous suspects, ils doivent se résoudre au constat de leur impuissance. Leur couardise ne fait que décupler la nocivité du despote. Ce qui comble de joie leur tortionnaire.
II. Une réflexion sur les questions politiques, sociales et morales
A. L'assassinat au nom de la solidarité budgétaire : l'exercice sans partage du pouvoir
L'empereur de Rome a un point de vue arrêté : il soupçonne les riches patriciens de soudoyer l'Etat en bénéficiant de rentes de situation. Caligula, qui se place en arbitre de la répartition des richesses, instaure une nouvelle politique : les plus aisés doivent donc contribuer à l'enrichissement de l'Empire en cassant leur tirelire. « Ça vous changera des gagne-petit. » lance-t-il avec une rudesse âpre à son intendant.
Pour améliorer les flux de trésorerie de l'empire romain, Caligula veut obliger les citoyens romains issus des plus riches familles à déshériter leur progéniture. Puis les assassiner les uns après les autres. C'est un impératif stratégique pour lui : « tous les patriciens, toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune - petite ou grande, c'est exactement la même chose - doivent obligatoirement déshériter leurs enfants ». Sa stratégie vise un détournement d'héritage au détriment des héritiers légitimes. Les patriciens romains doivent « tester sur l'heure en faveur de l'Etat ». Le recel successoral consiste à détourner les biens d'un défunt. Dans ce cas précis, il s'agit d'une appropriation frauduleuse privant les ayants droit d'un bien. Une escroquerie qui ne peut pas être reprochée au tyran puisqu'il a fait signer un acte de donation (donc de renonciation) du patrimoine successoral. De fait, la succession, considérée comme vacante, revient de droit à l'Etat impérial exerçant son droit de curatelle. La saisine, en tant qu'expropriation administrative, peut s'opérer de plein droit. Le but est de plumer tout le monde : « Gouverner, c'est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement ». Caligula ne s'encombre pas de scrupules. Et visiblement, il est pressé. Cela frise la caricature : « Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les provinciaux ». Cette décision, sinistrement caricaturale, n'est pas légale. A l'époque, le renoncement extorqué était puni par le droit romain. L'empereur se lance ensuite dans une spéculation grotesque sur les amendes pécuniaires : « il n'est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées ». Populiste à souhait, semant à tout-va ses paroles délirantes, Caligula se présente comme le pourfendeur des élites... Qu'importe au fond si ses allégations à propos de la taxation du « prix des denrées » comportent ne fût-ce qu'une once de vérité !
B. Une immersion vertigineuse dans la mécanique de l'horreur pour faire réagir le spectateur
Le contrôle politique de la gouvernance économique amène Caligula à instaurer à marche forcée la légitimité du souverain, donc de son autorité, de sa domination absolue. L'empereur de Rome transforme le droit en instrument du pouvoir. Albert Camus ne cherche pas seulement à mettre à nu la cruauté, la monstruosité et la folie du personnage de Caligula. On pourrait tenir sa pièce comme la récréation d'un fou, d'un détraqué, d'un destructeur nihiliste. Mais dans le même temps, l'extrait de cette pièce montre bien que le monde entier joue la comédie. A commencer par l'intendant. Les autres patriciens ne valent pas mieux. C'est donc la tragédie du pouvoir que veut nous dévoiler le dramaturge. Et surtout la bouffonnerie de l'existence. Quelles sont les raisons de la cruauté de Caligula ? Il y en a au moins une : les hommes sont coupables de ne pas se révolter. D'une certaine manière, la monstruosité de l'empereur Caligula révèle la lâcheté, la veulerie des hommes. Ils sont eux aussi de la partie, les mensonges de la société...
Conclusion
[récapitulation des enjeux de la scène étudiée]
La tragédie qui se noue ici trouve une expression saisissante dans le personnage de Caligula, qui n'a rien de chimérique, loin de là. De fait, Rome a peur. Le climat est de plus en plus irrespirable. Les riches patriciens ont peur de mourir. Aussi étouffant que soit ce tableau de la cour impériale, quel que soit le degré de réalité que le spectateur prêtera au tyran, il en restera une leçon à tirer. Caligula, ce fantôme effrayant n'est peut-être rien d'autre que le regard omniscient de l'auteur Albert Camus sur la société des hommes.
[pointe finale sur l'art dramatique]
Que veut-il nous signifier alors ? Que la vertu s'avance comme un penchant au mal. Que la vertu s'incarne dans le combat perpétuel contre la fureur totalitaire.
Albert Camus propulse la théâtralité au plus près de l'horreur. Une théâtralité qui rend tout commentaire inutile et superflu.
Travail personnel du professeur, Bernard Mirgain

Albert Camus propulse la théâtralité au plus près de l'horreur. Une théâtralité qui rend tout commentaire inutile et superflu.
Travail personnel du professeur, Bernard Mirgain

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