
Critique et affaires de blasphème à l'époque des Lumières
Avec le soutien de l'équipe Affaires de blasphème (DRED-EPHE du Ministère de l'Education Nationale), les éditions Honoré Champion ont publié un remarquable ouvrage d'érudition, intitulé Critique et affaires de blasphème à l'époque des Lumières (textes réunis par P. Roussin. -CNRS-EHESS). Jacques Cheyronnaud propose une analyse, de type pragmatique, de la raillerie en tant qu'activité discursive, profératoire, mais aussi en tant qu'acte de résistance aux institutions et aux dogmes. L'art de blâmer entendue comme mise au pilori des doctrines fait l'objet d'une analyse de sa composante agonistique (logique du défi), ludique (protocole de sociabilité), esthétique (la conversation mondaine), éthique (procédé de disqualification), propédeutique (ironie socratique, par exemple, art de la maïeutique). L'auteur met à jour le risque «sacrilogène » de la raillerie au regard d'une « éthique chrétienne de la communication », profilée dans la philosophie augustinienne et les Provinciales de Pascal.
La diffamation - libelles, calomnies, chroniques scandaleuses, romans satiriques, gazettes, lettres, factums, mémoires... - constitue l'objet d'analyse de Philippe Roussin (CNRS) dans son article intitulé « Critique et diffamation chez Pierre Bayle ».
Elisabeth Claverie, membre du groupe de sociologie politique et morale du CNRS, pour sa part, nous propose une étude particulièrement intelligente et pertinente de l'affaire du chevalier de La Barre et du rôle des « factums » dans les « choses débattues en justice ».
Petit noble ruiné, orphelin de père et de mère, le jeune chevalier, âgé de dix-neuf ans, fut accusé de ne pas avoir retiré son couvre-chef lors du passage d'une procession religieuse à Abbeville. Arrêté en octobre 1765, il fut soumis à d'atroces tortures - question ordinaire et extraordinaire, dans le jargon des « rôtisseurs » - et puis supplicié : on lui arracha la langue, ses os furent soigneusement broyés, enfin il fut décapité en place publique. Sa tête fut jetée dans le bûcher, et son corps, auquel on avait attaché le Dictionnaire philosophique de Voltaire, suivit le même chemin. L'évêque joua un rôle non négligeable dans cette affaire, puisqu'il organisa une cérémonie de l'amende honorable à la suite de la dégradation d'un crucifix dans le cimetière Sainte-Catherine d'Abbeville. L'évêque conduisit pieds nus, la corde au cou, un cierge allumé à la main, un cortège de paroissiens crédules, le 8 septembre 1765. Il célébra la messe Selon les archives du diocèse, cette cérémonie donna lieu, raconte Elisabeth Claverie, à de nombreux «miracles de guérison ». L'évêque accorda quarante jours d'indulgence pour tout passant qui s'agenouillerait devant le crucifix, y récitant des «pater ». Pourquoi le sieur chevalier de La Barre, parfaitement innocent, fut-il dénoncé, accusé à tort et condamné ? A partir des pièces du procès, Elisabeth Claverie nous propose une bien surprenante analyse historique et politico-juridique.
Un certain matin, le 6 août 1765, à Abbeville, en Picardie, les habitants remarquèrent que le crucifix en bois qui se trouvait sur le pont de la ville avait été entaillé et qu'on avait déféqué au pied du crucifix du cimetière de Sainte Catherine. Elisabeth Claverie nous explique que te maire de la ville, qui exerce donc la fonction de police et de judicature - il s'agit d'une charge vénale depuis 1692 -, doit être réélu le 24 août 1765. Il s'agit de Duval de Soicourt, le futur juge du chevalier de La Barre. Tout doit donc se décider deux semaines après le dépôt de ces plaintes. Or, une guerre économique oppose deux clans rivaux : celui des corporations textiles et celui de la grande manufacture de draps des van Robais. L'affaire du chevalier de La Barre s'inscrit dans cette rivalité entre l'ancien maire d'Abbeville, Douville, père d'un futur co-accusé de La Barre, et le nouveau maire, Duval de Soicourt, accusateur du chevalier. Entre le 13 août et le 11, octobre 1765, date de l'arrestation du chevalier de La Barre, quarante témoins seront entendus, à propos de ces actes d'impiété qui n'ont rien à voir avec les faits reprochés au jeune homme.
D'autre part, le chevalier aurait été dénoncé parce que le fils d'un complice du maire Duval de Soicourt aurait été éconduit par une abbesse, qui lui préférait le jeune de La Barre... Ce qui mit un terme à des projets matrimoniaux. Le chevalier de La Barre fut défendu, bien avant Voltaire, par l'abbesse de Willencourt et Simon Nicolas Henri Linguet, philosophe installé à Abbeville, qui ne manquèrent pas, tous les deux, de dénoncer le clientélisme du maire, ainsi que le bien-fondé d'une « plainte » qui n'était autre qu'un « bruit public ». Le recrutement «familial» des juges fut aussi la cible de ces deux défenseurs du chevalier. Un réquisitoire de Pasquier, avocat général, reprendra plus tard les principales thèses qui fondaient la condamnation des accusés : « Liberté de penser, voilà leur cri et ce cri s'est fait entendre d'une extrémité du monde à l'autre. D'une main ils ont tenté d'ébranler le trône, de l'autre ils ont voulu renverser les autels » (ibid., p. 24).
Le Mémoire en consultation, de Linguet, montre bien comment le juge était engagé dans des règlements de comptes personnels. Voltaire, avocat de la défense de Calas (1761), des Sirven (1765), depuis sa fabrique de Ferney, apprendra le supplice du chevalier le 7 Juillet 1766, soit une semaine après l'exécution ; il va donner alors à cette affaire la même dimension qu'aura celle de Dreyfus. Comme le souligne l'auteur, choisir d'attaquer la validité de la notion de blasphème, « c'était attaquer le c½ur politique du système. C'était un pas vers l'idée de séparation de l'Église et de l'Etat » (ibid., p. 192). Le 23 juillet 1766, Voltaire, à propos du procès, écrit à Diderot qui lui répond : « Je sais bien que quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en passer. »
Critique et affaires de blasphème à l'époque des Lumières. Ed. Honoré Champion, Paris, 1998.
Document personnel du professeur, B.Mirgain
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