
Les Corps de Jean-Jacques Rousseau, ½uvre magistrale de Paule Adamy, est un monument d'érudition consacré à l'½uvre autobiographique de Rousseau, qu'il s'agisse de La Nouvelle Héloïse, des Confessions et de leurs Ebauches, des Rêveries d'un promeneur solitaire, des Dialogues ou bien de la correspondance du philosophe. Un bonheur inattendu guette le lecteur à chacune des pages de ces récits « confessionnels ». On découvre un Rousseau fasciné par les gorges « enchanteresses » de Madame de Warens, de la belle Zulietta au téton borgne, de Madame Basile... Implacablement, Paule Adamy décortique l'½uvre autobiographique de Rousseau comme on pèle un oignon, au risque de piquer l'½il de bien des lecteurs avertis. Et l'on n'est pas déçu de découvrir cet homme, incapable d'éprouver du plaisir, vraisemblablement impuissant, hanté tout comme Gide par ce « dangereux supplément qui trompe la nature »... Le philosophe nous livre sans pudeur ses penchants obsessifs (ceux de la « maîtresse impérieuse », de la « flagellatrice »), dont il prend conscience à l'occasion de cette célèbre fessée administrée par Mademoiselle Lambercier. Une impuissance réelle, effective est compensée chez lui par la puissance de son imagination, par le monde érotique rêvé. Les écrits de Rousseau mettent souvent en scène l'homosexualité féminine (Mesdemoiselles Galley et Graffenried, Claire et Julie), mais aussi des relations triangulaires (Madame de Warens, Claudet Anet, Wintzenried et Rousseau), sans oublier ni les « goûts jésuitiques » des « chevaliers de la manchette », ceux de l'archimandrite, de l'abbé lyonnais, de Venture, ou bien même d'un taffetatier, sans parler des amours défendues qui lient Rousseau à son cousin Abraham Bernard. Faute d'avoir lu son ½uvre autobiographique, on n'imagine difficilement Rousseau se « hâtant » de cueillir les plaisirs, se livrant au sot plaisir d'exhiber « l'objet ridicule » devant les paysannes ahuries, ce qui lui vaudra la charge héroïque d'une armée de fourches et de râteaux. En se délectant des amours de Madame de Warens avec son rival Wintzenried (qui, de plus, pimente cette liaison en lui ajoutant le « ragoût d'une femme de chambre, vieille, rousse, édentée »), il réveille des fantasmes enfouis dans l'inconscient, le rêve d'amours illicites avec Madame Larnage et sa propre fille. Un Rousseau pitoyable, certes, mais si attendrissant, parce que « dévoré [... ] du besoin d'aimer sans jamais l'avoir bien pu satisfaire ». Sa personnalité oscille, en effet, entre ses passions brûlantes et un profond dégoût de la sexualité, ce qui en fait un précurseur du dolorisme mussétien. Qui n'a point souffert n'a point vécu, dira Lamartine. Rousseau le mal-aimé, comme Apollinaire, et profondément seul... Mais humain. « Nous ne goustons rien de pur », titrait Montaigne dans son livre II des Essais. « Il y a quelque ombre de friandise et délicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la mélancholie » écrivait-il (Chapitre XX - Livre Il - Essais - pp. 77-78 Editions Garnier). Sénèque avait tort : les grands chagrins ne se taisent pas. Alors, l'autobiographie serait un bourbier ? Ou, plus bêtement, un herbier où Rousseau se laisse aller au seul plaisir de l'écriture, d'une enquête qui ne cesse jamais de laisser enjavelle les mêmes mots : « Je reviendrai demain » (lettre à Monsieur de Malsherbes - 26 janvier 1762).
Paule ADAMY - Les Corps de Jean-Jacques Rousseau, Ed. Champion, Paris 1998
A lire aussi : « Rousseau : les Confessions » - ouvrage collectif – Editions Ellipses – 1996 –
Document personnel du professeur, B.Mirgain
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