
« Pourquoi , dira-t-on, écrire une vie de Crébillon » ? La question mérite d'être posée, puisque de cet immense écrivain du XVIIIème siècle, il ne reste rien, ni témoignages, ni manuscrits ou lettres, ou si peu. Trois portraits et c'est à peu près tout. C'est dire le mérite immense de Jean Sgard, Professeur émérite à l'Université Stendhal de Grenoble, spécialiste de ce romancier, qui a dirigé récemment la publication remarquable des ½uvres complètes de Crébillon aux éditions Classiques Garnier. Peu importe, puisque selon J. Sgard, « dans une biographie, l'essentiel s'imagine plus qu'il ne se prouve » (p. 77).
Jean Sgard contourne habilement la « fatalité de la biographie crébillonienne » qui veut opposer Crébillon fils à son père, un tragédien réputé à l'époque. Prosper Jolyot de Crébillon est né à Dijon le 13 février 1674, sa mère était la fille d'un Lieutenant-Général de Beaune. Son nom vient d'un domaine appelé Crais-Billon, à Brochon, non loin de Gevrey-Chambertin, acheté par son père, Melchior Jolyot. Le jeune Prosper sera scolarisé au collège Louis–le-Grand à Paris.
Il épousera en 1748 Henriette Marie de Stafford, une « demoiselle toute confite en religion, timide, gauche, sans usage du monde », qui se jette dans les bras du libertin comme « certaines âmes surchauffées par les hantises solitaires » si l'on en croit Octave Uzanne (p. 27). « Taillé comme un peuplier » comme diront Mercier et Voltaire, Crébillon fréquente les milieux du théâtre et se révèle un virtuose dans l'art des « ponts-neufs », c'est-à-dire dans la composition de chansons satiriques. Notre coureur de jupons sera incarcéré en 1734 à cause des polissonneries de son roman au succès foudroyant « Tanzaï et Néadarné ». Ses chefs d'½uvre : « le Sopha », « Le Sylphe » (1730) , lui valent les foudres de l'abbé Saunier de Beaumont qui fulmine : « Je dis anathème aux Démons, aux Gnomes, aux Sylphes, aux Ondins, aux Salamandres et aux libertins » (p. 72) . Ce n'est pas pour rien que Voltaire voyait en Crébillon un auteur « vivement anticlérical, anti-jésuite en particulier, très hostile au despotisme » (p. 84) .Et puis, il publiera bien sûr les « Egarements du c½ur et de l'esprit » où sera décrite la façon d'aimer de son milieu : « On disait trois fois à une femme qu'elle était jolie, car il n'en fallait pas plus ; dès la première assurément, elle vous croyait, vous remerciait à la seconde, et assez communément vous en récompensait à la troisième » (p.77). Comme le souligne Jean Sgard, « il y a peu d'ouvrages qui aient réuni, au XVIII° siècle, autant de raisons de scandale » (p. 91) et notamment « L'Ecumoire » (1735) dans lequel Crébillon, favorable au républicanisme des Parlements, dénonce avec ruse la « Bulle Unigenitus ». Puis viendra le plus joli des romans, « La Nuit et le Moment » (1735) qui « fait entrer le désir, la conquête, la joute amoureuse, l'affrontement des sexes dans une prose élégante, nerveuse, électrique » (p. 118).
De son mariage, Crébillon ne tirera aucun profit : il se retirera à Sens pour dissimuler sa pauvreté (Maire-Henriette décédera en 1754). Puis domicilié à Saint-Germain, il achèvera les « Heureux Orphelins » et le conte très rabelaisien intitulé « Ah ! quel conte ! ». Dès « Tanzaï », Crébillon plaide pour la liberté de conscience. Détail curieux pour un futur Censeur Royal...Son père meurt en 1762 à 88 ans : ses obsèques provoquent, du fait de la présence des Comédiens français, les foudres de l'archevêque de Paris. Crébillon succède à son père et rejoint les 57 Censeurs des Belles Lettres. Comme censeur royal et censeur de police, il se montra « prévenant, affable et facile ». Il arbitre l'impression du Barbier de Séville en 1774. L'auteur des chansons de Pont-Neuf, qui a toujours refusé d'être le « bouffon » ou le « nain » d'un roi (p. 282), décède en 1777. Séquestré du monde, il meurt laissant derrière lui douze merveilleux romans, et le règlement de ses dettes à un défilé de créanciers (dont le futur accusateur révolutionnaire Fouquier de Tinville),
Crébillon, « un artiste de la phrase », un « génie » des contes libertins et du roman d'analyse, incarne aussi, selon les termes de Jean Sgard, « une prescience de la Révolution ». Bernard Mirgain
« Crébillon fils, le libertin moraliste » de Jean Sgard – Editions Desjonquières - Collection « L'Esprit des Lettres »- P.U.F. - Paris - 2003
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