I WILL NOT SERVE !
Les textes, loin de se superposer, de se succéder ou de s'entrechoquer, nous proposent quatre variations autour d'un seul et même thème. Tout en présentant, bien sûr, des similitudes ou des différences entre les personnages. Mais pas tant que cela...
Le lecteur doit dépasser l'horizon de l'aspect anecdotique un peu épaufré de la narration. Une évidence s'impose, d'emblée : les contes de Daudet et Hindenoch, la fable animalière de La Fontaine et la caricature de Plantu fleurent bon la philosophie. Ces documents présentent tous une idée commune : la liberté se range, incontestablement, parmi les valeurs supérieures de l'humanité. La liberté, une illusion ou un talisman ?
Pour ce qui concerne l'illusion, il suffit de s'en remettre à Monsieur Seguin, même si Daudet reconnaît ironiquement qu'il « ne comprenait rien au caractère de ses bêtes ». La chèvre refuse toute compromission ; la leçon morale lui est infligée dans les pires douleurs et atrocités par la confrontation avec un prédateur redoutable, le loup. L'animal domestique abandonne la réalité (le principe de réalité) pour se jeter tête baissée, c'est le cas de le dire, dans la gueule du loup ! Elle rêve d'un avenir meilleur, « l'herbe du clos lui [paraissant] fade ».... Cruel et terrible dilemme pour Blanquette, celui de choisir entre son ennui (« cette maudite longe qui vous écorche le cou ! ») et puis son envie d'évasion, même au péril de sa vie. Le lecteur en tire sa conclusion. Quand la vie devient difficile, il faut trouver quelque chose de libérateur. Alors oui, l'évasion, mais à quel prix ? La mort, c'est le prix de la liberté dans le conte d'Alphonse Daudet. En définitive, Blanquette, arc-boutée sur ses sabots et cornes au vent, se rengorge à la manière du général Mac-Mahon pendant le siège de Sébastopol : « J'y suis, j'y reste ! ». Autant se jeter d'un pont avec des cailloux plein les poches... Un beau fiasco ! Une brève leçon de philosophie s'énonce implicitement. Premier enseignement : les délires sont plus attirants que la platitude du réel, du vécu quotidien, du train-train ordinaire. Blanquette fait partie de ces « chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté », rêvant d'un destin extraordinaire. Deuxième leçon : cette bique têtue, « un amour de petite chèvre », n'est satisfaite de rien : et ceci, en dépit des efforts de Monsieur Seguin qui l'installe « dans un clos entouré d'aubépines », « au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde », et qui « de temps en temps (...) venait voir si elle était bien ». Autre observation importante, sa prétention exorbitante, sa crânerie, ou plutôt sa vanité naïve. Elle se hausse du col : « c'est bon pour l'âne ou pour le b½uf de brouter dans un clos », déplore-t-elle sur le ton d'un snobisme assez mondain. Troisième leçon : étourdie comme un hanneton, elle ne pense à rien : son héroïsme confine avec la déraison, sa bravoure côtoie la démesure. Ceci dit, la liberté est clairement associée dans ce conte à la transgression d'un interdit.
Dans la tradition du soufisme, le conte de Michel Hindenoch met en scène un huis clos étouffant entre un roi et l'oiseau aux milles couleurs. L'intrigue haletante est menée tambour battant... L'oiseau, condamné à demeurer derrière des barreaux, met en ½uvre un stratagème, avec la complicité de ses frères du pays natal, pour tromper la méfiance de son roi colérique. L'imposture rusée, contrairement à l'escapade de Blanquette, portera ses fruits. Le récit pose sur la société un regard lucide, implacable et tendre à la fois. Tendre parce que le roi joue au patriarche protecteur qui gère sa famille proche... Cette réflexion philosophique sur la veulerie, l'abdication, le renoncement, conduit le lecteur à penser que seule la lâcheté perpétue la violence. Que la bonté est libératrice, ce que reconnaît, avec une gêne trop perceptible pour ne pas émouvoir le lecteur, le roi lui-même, « étonné de sentir tout à coup son visage illuminé par un sourire nouveau ». Belle dialectique du maître et de l'esclave, version Diderot (dans son roman « Jacques le fataliste » achevé en 1784), version Hegel ou Bertolt Brecht (pièce de théâtre représentée en 1948 à Zürich sous le titre « Herr Puntila und sein Knecht Matti »). Rien n'est écrit. Nulle part (ce qui permet de donner congé au déterminisme théologique, fondé sur la prescience ou la toute-puissance divine, le providentialisme messianique). Et surtout, la liberté est un trésor...
Ce que va nous démontrer Jean de La Fontaine dans la fable « Le loup et le chien ». On pourrait croire que le désir d'évasion serait nourri par une insatisfaction profonde vis-à-vis de notre condition dans la société. Chez La Fontaine, il n'en est rien ! Le « dogue », un animal « aussi puissant que beau », est content de son sort, de sa destinée, de sa condition domestique. Pour lui, il suffit de s'en remettre à la reconnaissance de son maître (celle de son mérite et de sa fidélité). Il invite le loup à partager sa copieuse gamelle. Certes, le chien symbolise pour notre fabuliste, la cour, celle du château de Versailles, avec ses courtisans serviles qui obéissent au roi pour obtenir ses faveurs... Première réflexion : ce chien de ferme, assez vaniteux pour faire la leçon au loup et lui donner des conseils, croit trouver son salut dans l'obéissance à son maître. Ce que le pédopsychiatre Boris Cyrulnik démontre dans ses travaux : il y a parfois un bonheur à se soumettre. Et pourquoi pas une jouissance, ajouterait le psycho-sociologue Stanley Milgram [1933-1984], si l'on en croit les conclusions de son livre « Obedience to Authority » (1974). Seconde réflexion : dans cette fable animalière, le loup s'en retourne dans les bois pour s'arracher à la servilité, à la servitude : non serviam ! Il faut s'arracher à l'aliénation. Autrement dit, la seule échappée, c'est l'évasion qui nous libère. Mais quelle évasion ? Celle qui consiste à sauter par-dessus le mur, cornes hautes, comme la chèvre de Monsieur Seguin ? Ceci dit, le loup est déjà libre, il ne fait que retourner à cette liberté. Dernière réflexion : retrouve dans ces trois textes le même thème du lien, de la chaîne, de la cage, qui, allégoriquement, symbolise les entraves morales, religieuses, politiques, économiques ou sociales. Le loup après une fugitive intrusion dans la cour emmurée et gardée par un chien en laisse, finit par délaisser avec une grimace rechignée la niche et la pâtée : il refuse de lever la patte pour faire le beau ! Le loup file le diable au corps, il s'en retournera dans les hautes herbes d'embuscade, où, contre vents et marées, il affrontera les caprices du hasard. Le carnassier préfère l'inattendu à l'ennui interminable de ces lieux de détention ou de perdition qui rappellent le « pacte des villes » du poète Alfred de Vigny (« La mort du loup »). Traqué peut-être, comme toutes les bêtes sauvages d'ailleurs, il ne saurait accepter de vivre à l'ombre des fourches patibulaires. Il abandonne le chien comme un pantin hagard enchaîné à ses anneaux de fer. Le satiriste Plantu évoque un autre lieu d'incarcération, plus insidieux encore, celui de la famille... Tout nous porte à croire que le cocon familial n'est pas forcément un lieu d'émancipation. On aurait envie de hurler, avec André Gide [1869-1851], « familles, je vous hais ! ». La symbolique freudienne du meurtre du fils nous invite à réfléchir sur d'autres enjeux : la disparition de la culture, de la richesse intellectuelle et artistique. La hache du bûcheron symbolise le coup de grâce aux rêves, aux ambitions du jeune Wolfgang Amadeus Mozart [1756-1791]. Le dessinateur met l'accent sur la fusion homme-machine qui engendrerait une nouvelle génération, une nouvelle sorte d'humanité où les machines décideront de tout en lieu et place des humains en chair et en os (voir les travaux du sociologue François de Singly). Selon Michel Serres, la révolution informatique marque l'hégémonie du calcul, de l'immatériel sur la vie réelle (ce que décrit le romancier Tao Lin dans son roman très beckettien « Richard Yates » publié en 2011, qui décrit le cyberespace planétaire et totalitaire des communautés virtuelles). Mozart va-t-il céder aux objurgations tyranniques de son père ? Ou bien va-t-il choisir de son plein gré et opter pour une existence qui ne soit pas préformée, pour une trajectoire de vie qui ne soit pas tracée au couteau ? Souvenons-nous des philosophes des Lumières ! Ils s'acharneront à démontrer, tout au long du XVIII° siècle, qu'éduquer c'est conduire de la nature à la liberté, c'est permettre de se gouverner soi-même. Les individus doivent choisir ce qu'ils font de leur vie. Dernière remarque et non des moindres : la caricature de Plantu laisse entendre, implicitement, que l'art est la seule forme de liberté.
CONCLUSION
L'art du bonheur se fonde sur la nécessaire résistance à toute forme de violence (qu'elle soit sociale, familiale, individuelle ou collective). Là où la liberté est étouffée, la solution reste celle du refus : soit on plie, soit on se replie pour mieux organiser la résistance. Ces quatre documents nous proposent une réflexion sur la liberté de décision, la liberté de vouloir (ce que les philosophes appellent la liberté physique, consistant dans la faculté de se mouvoir sans contrainte physique). Mais aussi sur la liberté civile (faculté d'agir selon ses désirs, limitée par les droits « civils »). L'égérie de Monsieur Seguin, refusant toute compromission, semble dire : « Plutôt pâtir que fléchir !». Elle opte pour le plaisir à toute berzingue, se roulant étourdiment dans les fléoles des alpages sauvages... On sent bien dans le récit de Daudet que le libre arbitre, sous sa forme radicale, sonne comme un paradoxe, celui d'une indifférence totale au regard des conséquences du choix (ce que des penseurs ont appelé « la liberté d'indifférence »). Il en va de même pour la fable « Le loup et le chien ». Le loup choisit le grand large, celui des contrebandiers, respirant en plein air sa folle liberté, préférant au cabotage les escapades buissonnières. Dans le Mesnevi inspiré des fables d'Esope, le roi s'acharne à démontrer à l'oiseau que ce qui est ne peut être autrement. L'oiseau ne l'entend pas ainsi ! Les choses pourraient être différentes de ce qu'elles sont. Le volatile finit par découvrir, au terme d'un raisonnement, les moyens de se libérer. La morale de cette histoire rejoint la pensée du philosophe Diderot : « Il n'y a pas de liberté pour l'ignorant ». Il est logique de voir dans la connaissance, dans le savoir, la nécessaire condition de la liberté (le fondement même de la « liberté politique »). Plus on agit selon la raison, plus on est libre... Plantu prête à Mozart cette réplique aux accents camusiens : « Papa, tu m'assassines ! ». L'enfant s'insurge contre ce qu'il considère être une sanction. Une réaction que l'on peut juger comme une revendication de liberté, même balbutiante. En définitive, les contes ou autres histoires fictives (marquées par l'omniprésence d'un dialogue très socratique), instaurent échos après échos un jeu de miroir par lequel le lecteur s'identifie aux héros de papier. Nul besoin de traités savants, de tribunes ou autres mises en forme savantes de l'argumentation pour témoigner d'un questionnement philosophique légitime. Là réside l'intérêt de ces immenses rêveries que sont les contes et autres chimères, même si le lecteur sait très bien que les animaux, guidés par leur seul instinct, ne sont pas capables de délibérations ou de décisions rationnelles.
Et pourtant, nous sommes tous des animaux en cage qui vivons dans cette société du « prêt-à-jeter » (terme utilisé par le futurologue Alvin Toffler dans « Le choc du futur » publié en 1974), pour consommer en masse, tout et n'importe quoi. La liberté se déclinerait désormais sous la forme d'une auto-gratification perpétuelle...
*La guerre de Crimée (actuelle Ukraine, mer du Bosphore) opposa la Russie à une coalition comprenant à la fois les Ottomans, le Second Empire de Napoléon III et les Anglais, de 1853 à 1856.
*Les Romains opposaient les « liberi » (hommes libres) aux « servi » (esclaves). L'adjectif libre apparaît sous la forme « liber » en 1339 désignant une personne qui n'est soumise à aucune autorité. En 1538, le mot qualifie toute personne « qui n'éprouve pas de gêne », non captive. A noter que le latin liberi, liberorum désigne les enfants. Liberales artes, ce sont les Belles Lettres ou arts libéraux.
* Définition de la liberté de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » (26 août 1789).
*« Richard Yates », roman anglo-saxon de Tao Lin, le « Kafka de la génération iPhone » - traduction en français de Jean-Baptiste Flamin – éditions « Au diable Vauvert » - janvier 2012
* « Voyages sur Chesterfields » - Philippe Coussin-Grudzinski - éditions « Intervalles » - septembre 2012
*« La tragique aventure de Goupil » - recueil de nouvelles « De goupil à Margot » - Prix Goncourt en 1910 - Louis Pergaud
* « Soumission à l'autorité » - Stanley Milgram (docteur en psychologie sociale de Harvard) - titre original « Obedience to authority : an experimental View » - traduction de l'américain par Emy Molinié - éditions Calman Levy - 1979

LE QUAI DE OUISTREHAM. FLORENCE AUBENAS.
Prix Amila-Meckert.
Prix Joseph Kessel.
Prix Cresus. Prix du journal du Centre.
Prix de l'Ethique.
Globe de Cristal.
Prix Livres et Droits de l'homme de Nancy.
Partage