Texte 1
Acte I, scène 1
SCÈNE PREMIERE - SGANARELLE, GUSMAN.
SGANARELLE, tenant une tabatière.
Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre.
Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? On n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent.
Mais c'est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s'est mise en campagne après nous, et son c½ur, que mon maître a su toucher trop fortement, n'a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu'entre nous je te dise ma pensée ? J'ai peur qu'elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.
Notes
Aristote : philosophe grec de l'Antiquité [384-322 avant notre ère]
Explication du texte
La tirade sur le tabac de Sganarelle...
Un an après avoir représenté Tartuffe en 1664, une pièce largement censurée, Molière met en scène Dom Juan.
Dans ce passage extrait la scène 1 de l'acte I, nous avons affaire aux premières tirades et répliques du domestique de Dom Juan, le facétieux Sganarelle. Il vante les mérites du tabagisme avant de faire part de ses craintes à Gusman, l'écuyer de Done Elvire, la propre épouse de son maître. Il laisse entendre que le mari infidèle convolerait en d'autres liens...
Pourquoi de tels propos dès le début de cette pièce ?
Nous monterons dans un premier temps ce qu'a de singulier et étrange ce premier tête à tête de Sganarelle face au public. Puis, dans un second temps, nous essayerons d'éclaircir les enjeux de cette tirade. En lever de rideau, Molière met à l'affiche une sorte de credo philosophique, une apologie des plaisirs.
1er axe : le tête à tête face au public du serviteur de Dom Juan, l'occasion d'énoncer une thèse, mais aussi d'exprimer une mise en garde...
Le valet de Dom Juan, armé d'une tabatière (didascalie liminaire « Sganarelle, tenant une tabatière ») soutient une argumentation sous la forme d'une harangue, d'une déferlante de propos élogieux à propos des bienfaits de cette plante. Rappelons que « tabac » provient du nom d'un tuyau de pipe utilisé par les indiens Arawaks (tige de roseau creusée servant à aspirer la fumée, ancêtre du calumet). Le « pétun » rapporté par les portugais en 1555 est en lien avec le tabagisme considéré comme un festin dans les sociétés primitives caribéennes (le cornet de pierre ou de bois). Plus tard, au XIXème siècle, on retrouvera ce foyer de pipe dans la pièce « Cyrano de Bergerac » de Rostand, représentée en 1897. Peut-on mettre en rapport le festin dont il est ici question avec le sous-titre de la pièce ?
En amateur éclairé, Sganarelle dresse un inventaire des avantages du tabac, comme s'il avait une vision très claire de la question. Il plaide à satiété pour mettre en avant la valeur du tabac. Il prodigue avec gourmandise recommandations et conseils. Il impose à son auditoire une vérité, en adoptant une stratégie incitative. Il exécute une prescription comme le ferait un médecin, en faisant de l'usage du tabac un point de rendez-vous avec le plaisir, qu'il s'agisse d'une prise nasale ou d'une inhalation de fumée. Il présente ce produit comme un stimulateur des sens (« il réjouit et purge les cerveaux humains »). La majorité des verbes dans cette bordée de louanges sont au présent de l'indicatif (présent gnomique ou de vérité générale). Sganarelle, qui s'admire aussi un peu, assume sans détour son emballement en recourant à l'interrogation rhétorique (« Ne voyez-vous pas... ? »), aux conjonctions qui coordonnent des termes comme « Mais encore » en corrélation avec des locutions adverbiales (« non seulement »), mais également aux conjonctions de subordination (« tant il est vrai que », « quoi que »). Tous ces procédés grammaticaux sont au service d'une mise en parallèle. Une série de correspondances est établie entre le tabac et le bénéfice qu'on peut en tirer. Les activités tabagiques sous toutes leurs formes (que l'on décide de fumer, chiquer, ou priser) sont présentées comme une panacée contre les indispositions du corps humain. Le tabac soulage tous les maux (en dehors de la vérole), il excite l'appétit. Il exerce une influence sur toute l'économie du corps humain (« il réjouit ») et de l'esprit (« purge les cerveaux humains »). Après avoir prisé, il provoquerait une sorte de rhume de cerveau. A partir de là, on penserait trivialement à un catarrheux qui se moucherait du coude, en archidiacre, expectorant hors d'haleine sa morve. Soit. Cependant, la purification des « cerveaux » peut renvoyer, allusivement, à la catharsis, à cette purgation des passions théorisée par Aristote, justement !
Par ailleurs, les vertus médicinales du tabac ne sont pas ignorées, et ceci dès le début du XVIIème siècle. Il passait pour un excellent remède aux céphalées de la migraineuse Catherine de Médicis (d'où le surnom de « Médicée », ou « herbe à la Reine »). Sganarelle, comme ses contemporains, ne manque pas de bonnes raisons pour ne pas douter de l'innocuité du tabac. D'où l'axiome plein de pédantisme : « qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre ». Cette maxime en alexandrin renforce l'exposé de la thèse par un chiasme grammatical et lexical (disposition croisée du verbe). Dans la mentalité de l'époque, le tabac pouvait apparaître aussi comme un remède contre les maladies de l'amour... Que resterait-il de bon à vivre si on nous privait de nos petits plaisirs ? L'exagération du propos n'est pas telle que l'énoncé perd toute valeur de vérité (ce qui serait la caractéristique de l'adynaton). Au contraire, elle souligne l'intention de ne pas renoncer à la jouissance.
Selon le laquais de Dom Juan, le tabac rendrait plus sociable, il serait un vecteur de la civilité, un moyen d'apprentissage de l'honnêteté : « Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? ». Par l'emploi du pronom indéfini « on » à valeur généralisante, Sganarelle explique que les entremetteurs n'ont pas besoin de se faire prier, en soulignant l'empressement « des gens » d'obtenir cette marchandise pour laquelle ils manifestent un goût immodéré : « On n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court au-devant du souhait des gens ». La verve inépuisable de Sganarelle ne cherche pas un consentement minimal ou de pure forme. Loin de là. Pas étonnant que cette denrée ait été taxée par l'Etat, dès le début du règne de Louis XIII. En matière d'impôt sur le tabac, il ne serait pas tant décrié que cela. D'après ce valet, le tabac inspirerait des « sentiments d'honneur et de vertu » et favoriserait ainsi le lien social. Sous le patronage d'Aristote, pas aussi burlesque qu'on pourrait le penser (ce philosophe de l'Antiquité soupçonnait une solidarité du corps et de l'âme), Sganarelle lance avec brio une tirade bouffonne. Ses boniments ont peut-être pour but aussi d'accrocher le spectateur, volontiers dissipé en début de spectacle. Bref, sur le plateau de scène aux allures de cage à nu, Sganarelle échauffe la salle.
Enfin, la grivoiserie ne peut être tout à fait exclue. L'allusion à la carotte de tabac (emballage des feuilles de tabac dans une carotte de couleur rouge, qui va donner la célèbre enseigne de nos actuels débits de tabac) implique des connotations érotiques. Dans son ouvrage intitulé « Pensées », le philosophe Pascal [1623-1662] établissait une relation entre le plaisir de priser le tabac par le nez et l'acte sexuel («L'éternuement absorbe toutes les fonctions de l'âme, aussi bien que la besogne. Mais on n'en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l'homme...» - fragment 648).
On s'en rend compte, l'éloge du tabac, qui n'a rien de lénifiant, est une apologie des petits plaisirs.
2ème axe
Un an après avoir représenté Tartuffe en 1664, une pièce largement censurée, Molière met en scène Dom Juan.
Dans ce passage extrait la scène 1 de l'acte I, nous avons affaire aux premières tirades et répliques du domestique de Dom Juan, le facétieux Sganarelle. Il vante les mérites du tabagisme avant de faire part de ses craintes à Gusman, l'écuyer de Done Elvire, la propre épouse de son maître. Il laisse entendre que le mari infidèle convolerait en d'autres liens...
Pourquoi de tels propos dès le début de cette pièce ?
Nous monterons dans un premier temps ce qu'a de singulier et étrange ce premier tête à tête de Sganarelle face au public. Puis, dans un second temps, nous essayerons d'éclaircir les enjeux de cette tirade. En lever de rideau, Molière met à l'affiche une sorte de credo philosophique, une apologie des plaisirs.
1er axe : le tête à tête face au public du serviteur de Dom Juan, l'occasion d'énoncer une thèse, mais aussi d'exprimer une mise en garde...
Le valet de Dom Juan, armé d'une tabatière (didascalie liminaire « Sganarelle, tenant une tabatière ») soutient une argumentation sous la forme d'une harangue, d'une déferlante de propos élogieux à propos des bienfaits de cette plante. Rappelons que « tabac » provient du nom d'un tuyau de pipe utilisé par les indiens Arawaks (tige de roseau creusée servant à aspirer la fumée, ancêtre du calumet). Le « pétun » rapporté par les portugais en 1555 est en lien avec le tabagisme considéré comme un festin dans les sociétés primitives caribéennes (le cornet de pierre ou de bois). Plus tard, au XIXème siècle, on retrouvera ce foyer de pipe dans la pièce « Cyrano de Bergerac » de Rostand, représentée en 1897. Peut-on mettre en rapport le festin dont il est ici question avec le sous-titre de la pièce ?
En amateur éclairé, Sganarelle dresse un inventaire des avantages du tabac, comme s'il avait une vision très claire de la question. Il plaide à satiété pour mettre en avant la valeur du tabac. Il prodigue avec gourmandise recommandations et conseils. Il impose à son auditoire une vérité, en adoptant une stratégie incitative. Il exécute une prescription comme le ferait un médecin, en faisant de l'usage du tabac un point de rendez-vous avec le plaisir, qu'il s'agisse d'une prise nasale ou d'une inhalation de fumée. Il présente ce produit comme un stimulateur des sens (« il réjouit et purge les cerveaux humains »). La majorité des verbes dans cette bordée de louanges sont au présent de l'indicatif (présent gnomique ou de vérité générale). Sganarelle, qui s'admire aussi un peu, assume sans détour son emballement en recourant à l'interrogation rhétorique (« Ne voyez-vous pas... ? »), aux conjonctions qui coordonnent des termes comme « Mais encore » en corrélation avec des locutions adverbiales (« non seulement »), mais également aux conjonctions de subordination (« tant il est vrai que », « quoi que »). Tous ces procédés grammaticaux sont au service d'une mise en parallèle. Une série de correspondances est établie entre le tabac et le bénéfice qu'on peut en tirer. Les activités tabagiques sous toutes leurs formes (que l'on décide de fumer, chiquer, ou priser) sont présentées comme une panacée contre les indispositions du corps humain. Le tabac soulage tous les maux (en dehors de la vérole), il excite l'appétit. Il exerce une influence sur toute l'économie du corps humain (« il réjouit ») et de l'esprit (« purge les cerveaux humains »). Après avoir prisé, il provoquerait une sorte de rhume de cerveau. A partir de là, on penserait trivialement à un catarrheux qui se moucherait du coude, en archidiacre, expectorant hors d'haleine sa morve. Soit. Cependant, la purification des « cerveaux » peut renvoyer, allusivement, à la catharsis, à cette purgation des passions théorisée par Aristote, justement !
Par ailleurs, les vertus médicinales du tabac ne sont pas ignorées, et ceci dès le début du XVIIème siècle. Il passait pour un excellent remède aux céphalées de la migraineuse Catherine de Médicis (d'où le surnom de « Médicée », ou « herbe à la Reine »). Sganarelle, comme ses contemporains, ne manque pas de bonnes raisons pour ne pas douter de l'innocuité du tabac. D'où l'axiome plein de pédantisme : « qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre ». Cette maxime en alexandrin renforce l'exposé de la thèse par un chiasme grammatical et lexical (disposition croisée du verbe). Dans la mentalité de l'époque, le tabac pouvait apparaître aussi comme un remède contre les maladies de l'amour... Que resterait-il de bon à vivre si on nous privait de nos petits plaisirs ? L'exagération du propos n'est pas telle que l'énoncé perd toute valeur de vérité (ce qui serait la caractéristique de l'adynaton). Au contraire, elle souligne l'intention de ne pas renoncer à la jouissance.
Selon le laquais de Dom Juan, le tabac rendrait plus sociable, il serait un vecteur de la civilité, un moyen d'apprentissage de l'honnêteté : « Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? ». Par l'emploi du pronom indéfini « on » à valeur généralisante, Sganarelle explique que les entremetteurs n'ont pas besoin de se faire prier, en soulignant l'empressement « des gens » d'obtenir cette marchandise pour laquelle ils manifestent un goût immodéré : « On n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court au-devant du souhait des gens ». La verve inépuisable de Sganarelle ne cherche pas un consentement minimal ou de pure forme. Loin de là. Pas étonnant que cette denrée ait été taxée par l'Etat, dès le début du règne de Louis XIII. En matière d'impôt sur le tabac, il ne serait pas tant décrié que cela. D'après ce valet, le tabac inspirerait des « sentiments d'honneur et de vertu » et favoriserait ainsi le lien social. Sous le patronage d'Aristote, pas aussi burlesque qu'on pourrait le penser (ce philosophe de l'Antiquité soupçonnait une solidarité du corps et de l'âme), Sganarelle lance avec brio une tirade bouffonne. Ses boniments ont peut-être pour but aussi d'accrocher le spectateur, volontiers dissipé en début de spectacle. Bref, sur le plateau de scène aux allures de cage à nu, Sganarelle échauffe la salle.
Enfin, la grivoiserie ne peut être tout à fait exclue. L'allusion à la carotte de tabac (emballage des feuilles de tabac dans une carotte de couleur rouge, qui va donner la célèbre enseigne de nos actuels débits de tabac) implique des connotations érotiques. Dans son ouvrage intitulé « Pensées », le philosophe Pascal [1623-1662] établissait une relation entre le plaisir de priser le tabac par le nez et l'acte sexuel («L'éternuement absorbe toutes les fonctions de l'âme, aussi bien que la besogne. Mais on n'en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l'homme...» - fragment 648).
On s'en rend compte, l'éloge du tabac, qui n'a rien de lénifiant, est une apologie des petits plaisirs.
2ème axe
La portée subversive, polémique de la scène : une thérapie du bonheur, une injonction à la jouissance ?
Il pourrait y avoir de la naïveté à croire à un éloge déroutant ou paradoxal. Le tabac s'inviterait dans une histoire qui ne le concerne pas ? Sans doute pas. En prise directe avec les spectateurs sur la scène - miroir virtuel de la société de l'époque - Sganarelle entame une conversation sur le fil avec la foule du parterre : « Ne voyez-vous pas bien [...] comment on est ravi d'en donner... ». Par cette tirade spectaculaire, d'une impeccable minutie, il ne raconte pas une histoire. Avec une apparente désinvolture, l'air de rien, Sganarelle se met en scène lui-même en interprétant avec mordant le serviteur expérimenté, une sorte d'homme-orchestre, qui affirme haut et fort avoir une connaissance complète de la vérité de quelque chose. Mais à la différence de Scapin, il se montrera stupide, glouton, balourd, superstitieux et inefficace. Ce qui nous amène à penser que les non-dits sont portés ici par la voix du dramaturge lui-même, qui agit en coulisses. Que les clins d'½il qui émaillent ce discours inaugural, complexes à interpréter, sont à rattacher aux intentions malicieuses, voire belliqueuses, de l'auteur dramatique qui en rirait avec son public. Les intentions frondeuses de Molière ne laissent aucune place au doute. La provocation contre les mentalités dévotes est visible. La consommation de tabac reste liée, dans l'imaginaire, aux pratiques ésotériques, à caractère alchimiste, cabalistique. A rebrousse-poil, Molière, prend le contre-pied des recommandations pastorales. L'interdiction de fumer faisait partie des rappels à l'ordre de l'Eglise sur la conduite des paroissiens pendant la célébration de la messe. Il est probable aussi que Molière puisse jouer avec les mots. Les « tabacs », ce sont aussi des lieux de débauche où l'on va prendre du tabac en fumée (consommation qui augmente au milieu du XVIIème siècle, selon les historiens). On s'en rend compte, l'éloge de la transgression rejoint la profession de foi arithmétique de Dom Juan. La tirade de Sganarelle, à son corps défendant, admet que le bonheur de l'individu vaut davantage que le salut collectif promis par la religion. De quoi relancer bien des polémiques. Cette scène n'est pas anecdotique. Juger l'éloge du tabac comme paradoxal est une analyse réductrice.... En fait, elle sert au déclenchement de l'action dramatique et justifie le projet et les choix de Molière. Il n'est pas étonnant que lui succèdent les paroles de Sganarelle sur l'inacceptable conduite de son maître, sur ses penchants pour la galanterie qui le détournent de Done Elvire (« Mais c'est assez de cette matière [...] cher Gusman... Done Elvire, ta maîtresse... »).
Le valet n'esquive aucun faux-fuyant dans ses réparties adressées à son comparse Gusman : « Veux-tu qu'entre nous je te dise ma pensée ? ». Il n'élude rien. Il prétend appréhender que Dona Elvire, qui veut retrouver la compagnie de Dom Juan, « ne soit mal payée de son amour ». Ce tour elliptique laisse entendre une pensée qui ne va pas rester implicite. L'aveuglement fragile de Dona Elvire, tombée sous le charme de son séducteur (qui « a su toucher trop fortement » son c½ur), lui fait oublier la situation sans issue de cet amour impossible (elle « n'a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici »). Il paraît peu probable, dans un premier temps, que l'inconstant Dom Juan revienne vers Done Elvire : « J'ai peur que son voyage en cette ville produise peu de fruit » (l'action de la pièce se déroule en Sicile). Puis le doute cède la place à une certitude que n'atténue en rien l'emploi du subjonctif de l'imparfait : « que vous eussiez autant gagné à ne pas bouger de là ». La prétention à tout expliquer de Sganarelle (la locution adverbiale « si bien donc » en atteste), prépare sa volonté d'égratigner Dom Juan, un homme de qualité qui sera présenté plus loin comme un « épouseur à toutes mains », pour qui «tout le plaisir de l'amour est dans le changement ». La douleur de la belle délaissée n'est qu'accessoire. Les derniers mots du valet ne font que suggérer le soupçon d'un homme marié, voluptueux, quelque peu volage, qui délaisse son épouse. Mais ils préparent dans le même temps l'offensive qui va suivre. Ils annoncent les variations acrobatiques de sa calomnie délirante dirigée contre son maître. A la fin de cette première scène marquée par la gradation, Sganarelle va manier l'injure et la délation comme arme de disqualification du héros. Somme toute, Sganarelle sert de faire valoir nécessaire pour camper le personnage de Dom Juan et annoncer les vertigineux jeux de rôles de la pièce. Il faut bien le reconnaître, le héros de la pièce représente un type de personnage. La question posée est la suivante : que peut avoir de commun le personnage avec le fruit de l'imagination du dramaturge et du spectateur de l'époque ? Le personnage du séducteur doit être rattaché aux Dom Juan du théâtre espagnol (« El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra » de Tirso de Molina, publié en 1630) ou de la commedia dell'arte. Molière va arracher à cette tradition théâtrale une image plus lumineuse du libertin, promu au rang d'une nouvelle gloire. Sous cet angle, la pièce se démarque du drame psychologique. On peut à la fois considérer Sganarelle comme un témoin de son temps (représentant en tant que laquais la voix du petit peuple) et une aberration scénique, puisqu'il incarne un Démosthène en petite livrée, un orateur qui prendra fait et cause contre son maître, exposant Dom Juan aux huées de la salle avant même son entrée en scène. C'est une manière de parfaire la figure théâtrale de Dom Juan qui finalement est très bien secondé par son domestique. En définitive, il n'y a rien de déroutant dans les propos de Sganarelle, dans la mesure où Molière poursuit son plan. Dom Juan incarne tout ce qui peut rompre avec les habitudes de pensée de son époque. Son credo hédoniste tourne carrément le dos à la morale de l'église. Sa propension à la domination montre qu'il développe un zèle pour la perfection des humains.
Le Dom Juan de Molière fait partie des « esprits forts », des libertins érudits. Il incarne la révolte, la rébellion pure, celle qui veut métamorphoser l'humain. L'histoire de ce héros hors du commun débouche sur une histoire plus universelle, celle des Lumières qui percent déjà à l'horizon.
Il pourrait y avoir de la naïveté à croire à un éloge déroutant ou paradoxal. Le tabac s'inviterait dans une histoire qui ne le concerne pas ? Sans doute pas. En prise directe avec les spectateurs sur la scène - miroir virtuel de la société de l'époque - Sganarelle entame une conversation sur le fil avec la foule du parterre : « Ne voyez-vous pas bien [...] comment on est ravi d'en donner... ». Par cette tirade spectaculaire, d'une impeccable minutie, il ne raconte pas une histoire. Avec une apparente désinvolture, l'air de rien, Sganarelle se met en scène lui-même en interprétant avec mordant le serviteur expérimenté, une sorte d'homme-orchestre, qui affirme haut et fort avoir une connaissance complète de la vérité de quelque chose. Mais à la différence de Scapin, il se montrera stupide, glouton, balourd, superstitieux et inefficace. Ce qui nous amène à penser que les non-dits sont portés ici par la voix du dramaturge lui-même, qui agit en coulisses. Que les clins d'½il qui émaillent ce discours inaugural, complexes à interpréter, sont à rattacher aux intentions malicieuses, voire belliqueuses, de l'auteur dramatique qui en rirait avec son public. Les intentions frondeuses de Molière ne laissent aucune place au doute. La provocation contre les mentalités dévotes est visible. La consommation de tabac reste liée, dans l'imaginaire, aux pratiques ésotériques, à caractère alchimiste, cabalistique. A rebrousse-poil, Molière, prend le contre-pied des recommandations pastorales. L'interdiction de fumer faisait partie des rappels à l'ordre de l'Eglise sur la conduite des paroissiens pendant la célébration de la messe. Il est probable aussi que Molière puisse jouer avec les mots. Les « tabacs », ce sont aussi des lieux de débauche où l'on va prendre du tabac en fumée (consommation qui augmente au milieu du XVIIème siècle, selon les historiens). On s'en rend compte, l'éloge de la transgression rejoint la profession de foi arithmétique de Dom Juan. La tirade de Sganarelle, à son corps défendant, admet que le bonheur de l'individu vaut davantage que le salut collectif promis par la religion. De quoi relancer bien des polémiques. Cette scène n'est pas anecdotique. Juger l'éloge du tabac comme paradoxal est une analyse réductrice.... En fait, elle sert au déclenchement de l'action dramatique et justifie le projet et les choix de Molière. Il n'est pas étonnant que lui succèdent les paroles de Sganarelle sur l'inacceptable conduite de son maître, sur ses penchants pour la galanterie qui le détournent de Done Elvire (« Mais c'est assez de cette matière [...] cher Gusman... Done Elvire, ta maîtresse... »).
Le valet n'esquive aucun faux-fuyant dans ses réparties adressées à son comparse Gusman : « Veux-tu qu'entre nous je te dise ma pensée ? ». Il n'élude rien. Il prétend appréhender que Dona Elvire, qui veut retrouver la compagnie de Dom Juan, « ne soit mal payée de son amour ». Ce tour elliptique laisse entendre une pensée qui ne va pas rester implicite. L'aveuglement fragile de Dona Elvire, tombée sous le charme de son séducteur (qui « a su toucher trop fortement » son c½ur), lui fait oublier la situation sans issue de cet amour impossible (elle « n'a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici »). Il paraît peu probable, dans un premier temps, que l'inconstant Dom Juan revienne vers Done Elvire : « J'ai peur que son voyage en cette ville produise peu de fruit » (l'action de la pièce se déroule en Sicile). Puis le doute cède la place à une certitude que n'atténue en rien l'emploi du subjonctif de l'imparfait : « que vous eussiez autant gagné à ne pas bouger de là ». La prétention à tout expliquer de Sganarelle (la locution adverbiale « si bien donc » en atteste), prépare sa volonté d'égratigner Dom Juan, un homme de qualité qui sera présenté plus loin comme un « épouseur à toutes mains », pour qui «tout le plaisir de l'amour est dans le changement ». La douleur de la belle délaissée n'est qu'accessoire. Les derniers mots du valet ne font que suggérer le soupçon d'un homme marié, voluptueux, quelque peu volage, qui délaisse son épouse. Mais ils préparent dans le même temps l'offensive qui va suivre. Ils annoncent les variations acrobatiques de sa calomnie délirante dirigée contre son maître. A la fin de cette première scène marquée par la gradation, Sganarelle va manier l'injure et la délation comme arme de disqualification du héros. Somme toute, Sganarelle sert de faire valoir nécessaire pour camper le personnage de Dom Juan et annoncer les vertigineux jeux de rôles de la pièce. Il faut bien le reconnaître, le héros de la pièce représente un type de personnage. La question posée est la suivante : que peut avoir de commun le personnage avec le fruit de l'imagination du dramaturge et du spectateur de l'époque ? Le personnage du séducteur doit être rattaché aux Dom Juan du théâtre espagnol (« El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra » de Tirso de Molina, publié en 1630) ou de la commedia dell'arte. Molière va arracher à cette tradition théâtrale une image plus lumineuse du libertin, promu au rang d'une nouvelle gloire. Sous cet angle, la pièce se démarque du drame psychologique. On peut à la fois considérer Sganarelle comme un témoin de son temps (représentant en tant que laquais la voix du petit peuple) et une aberration scénique, puisqu'il incarne un Démosthène en petite livrée, un orateur qui prendra fait et cause contre son maître, exposant Dom Juan aux huées de la salle avant même son entrée en scène. C'est une manière de parfaire la figure théâtrale de Dom Juan qui finalement est très bien secondé par son domestique. En définitive, il n'y a rien de déroutant dans les propos de Sganarelle, dans la mesure où Molière poursuit son plan. Dom Juan incarne tout ce qui peut rompre avec les habitudes de pensée de son époque. Son credo hédoniste tourne carrément le dos à la morale de l'église. Sa propension à la domination montre qu'il développe un zèle pour la perfection des humains.
Le Dom Juan de Molière fait partie des « esprits forts », des libertins érudits. Il incarne la révolte, la rébellion pure, celle qui veut métamorphoser l'humain. L'histoire de ce héros hors du commun débouche sur une histoire plus universelle, celle des Lumières qui percent déjà à l'horizon.

Le groupement de 4 textes
Analyse et axes de lecture du texte 1
Analyse et axes de lecture du texte 2
Analyse et axes de lecture du texte 3
Analyse et axes de lecture du texte 4
Confrontation des pièces "Dom Juan" et "Rhinocéros" :
https://bmirgain.skyrock.com/3246661674-GRILLE-DE-LECTURE-DOM-JUAN-RHINOCEROS-COMPARAISON-DES-PERSONNAGES-DANS.html
Synthèse sur l'angle d'approche de "Dom Juan" de Molière :
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