Un souffle d'ombre teint les roses du talus
Et les lys du parterre ;
Tout le feuillage est noir au jardin solitaire
Où les fleurs ne sont plus.
Mais la nuit orne d'or son dôme et ses pilastres
Et je songe, incertain
Si le ciel n'a pas pris les fleurs de mon jardin
Pour en faire ses astres.
Catulle Mendès [1841 – 1909]
Le Jardin au ciel - « Œuvres complètes de Catulle Mendès » - éditions Eugène Fasquelle - 1908
Pour écouter la composition musicale (partitions ci-dessous, en fin d'article) de Jacques François Antoine Ibert, cliquer sur le lien suivant :
https://youtu.be/svKspGbkIEw
ETUDE COMPARATIVE DU POEME
ET DE LA COMPOSITION DE JACQUES IBERT
Le compositeur Jacques François Antoine Ibert [1890 - 1962] puise dans le répertoire des Parnassiens et arpente le territoire de la poésie lyrique. Dans cette courte pièce composée en 1910, il prend le parti de la sobriété, d'une simplification qui a pour effet de permettre à l'émotion de prendre le dessus.
Le poème de Catulle Mendès intitulé « Le Jardin au ciel », écrit en octobre 1907, fait office de repaire, accueillant en récital une voix seule et un accompagnement du pianiste américain Dalton Baldwin. Difficile d'imaginer une épiphanie plus économe.
Sous les auspices d'une promesse, celle des vendanges célestes...
Cet interlude en mi majeur baptisé « mélodie » prend l'allure d'une berceuse, d'une romance ou d'une pièce de musique de chambre. L'alliance de traces scripturales et de notes de musique illustre la place prise par le spectacle vivant, qui rapproche la poésie de l'art épique par excellence, celui de l'opéra. On ne s'étonnera pas de trouver dans le même recueil les « Deux chansons de Melpomène », dédiées à la muse du chant et de l'harmonie musicale. Cette muse était représentée depuis la période alexandrine entourée par les astres et couronnée d'étoiles. Cette muse du Parnasse incarnait aussi la figure tutélaire du théâtre.
Les paroles de cette brève aria émergent sous la forme d'un chant destiné à attendrir. Et surtout à ne pas nous laisser indifférent au texte. La voix très articulée du baryton Franck Ferrari maîtrise les modes d'attaque du vers et laisse les effusions s'incliner vers un lyrisme généreux et à fleur de peau... Le balbutiement de la voix suit les méandres de l'alexandrin, à l'entame de la pièce, qui cède la place au second vers à l'hexamètre, la mesure alla breve de la strophe, la digne moitié du vers héroïque.
Le charme prosodique repose sur l'apaisement, la tranquillité sans secousse du second vers (« Et les lys du parterre »). Habilement, la présence d'une ligature syntaxique (conjonction de coordination « et » à valeur additive), ne vient pas interrompre cette fluidité. Bien au contraire. Et le rejet joue de l'effet d'attente, comme si la fin de l'énoncé, marquée par le contour intonatif de la voix et caractérisée par une mélodie descendante, se laissait désirer.
Les deux vers subséquents dupliquent le schéma de réalisation phrastique en répétant cette disposition métrique. La gémination des hexamètres « Et les lys du parterre » // Où les fleurs ne sont plus » rend visible une version redoublée de l'alexandrin. L'enjambement s'achève sur un obstacle statique, le point virgule. Par le jeu de cette fantaisie typographique, la strophe hétérométrique dévoile une volonté de désenchaîner ou de désenclaver l'alexandrin.
Tout le huitain est taillé sur mesure : le parallélisme des combinaisons (alternance de vers longs et de vers courts) scande la strophe. Les vers de longueur inégale sont soumis à ce canevas rythmique que l'oreille est capable de retenir. Ce huitain aux accents marotique, qu'on pourrait rapprocher du couplet de ballade, ne déroge pas aux conventions de l'épigramme méditative. Et surtout du madrigal.
Le matériau musical laisse entendre les mêmes figures géométriques. La disposition des vers impose un dosage de la voix. Mais pas seulement. Les régularités rythmiques, la métrique, influencent la mesure de la partition. La cadence réplique la mesure du vers. Le rythme pair de la versification implique que l'autre le soit aussi. Une corrélation forte unit l'organisation phrastique, les silences graphiques et la scansion de la ligne musicale. Le système des rimes (alternance parfaite de rimes masculines et féminines, qui sont embrassées) suit également une logique qui fait prévaloir un renversement de la disposition d'un quatrain à l'autre.
Un paysage d'automne en clair-obscur
Le point de vue sur la nature offre à notre regard un paysage balayé par les bourrasques de vent (« un souffle d'ombre » ; vers 1). Un paysage désolant, où grelottent les dernières fleurs du jardin, grillées par la froidure de l'automne. Le souffle du vent glacé et les averses de grésil ont eu raison des plantes, noircies par les gelées.
Le début du texte donne lieu à une description d'un décor floral défraîchi par l'automne, aux teintes flétries, charbonneuses et blafardes. Le verbe « teindre » au présent de l'indicatif insiste sur cet aspect visuel (« Un souffle d'ombre teint les roses du talus... » ; vers 1). Les fleurs ont perdu leur éclat printanier, leur pétulance. Embrunies par les gelées hivernales, enveloppées par la couleur du bistre, elles ont un aspect sinistre. Ce paysage est hanté par les ombres (« un souffle d'ombre » ; ibid.). La synecdoque du nombre (inclusivité et extensivité du singulier qui prend la place d'un pluriel) nous fait comprendre qu'il s'agit des ombres des fleurs, noircies par les engelures (« Tout le feuillage est noir au jardin solitaire » ; vers 3). La rime féminine, associant les mots « parterre » et « solitaire » suggère elle aussi l'idée d'un affaissement. Le troisième vers met à l'honneur une hypallage (« jardin solitaire »), figure par excellence de la personnification. L'hypallage attribue aux mots des caractérisations insolites, en introduisant un décalage incongru pour visualiser une scène. Ce transfert de caractérisation consiste à attribuer, improprement, des propriétés humaines à des choses (ici, un jardin cultivé, formé d'un « talus » et d'un « parterre »). Ce qui produit un effet expressif, ramenant à notre mémoire le distique de Verlaine « Dans le vieux parc solitaire et glacé... » (« Colloque sentimental », pièce écrite en 1869 par Paul Verlaine, clôturant le recueil des « Fêtes galantes »). L'effet de sens est par ailleurs renforcé par les rimes féminines embrassées (« parterre »// « solitaire »).
Le jardin est le symbole de la vie. Il représente ici le miroir tourmenté d'une vie. Pourquoi pas d'une pensée apeurée par l'invisibilité de demain... La mélodie d'Ibert pourrait suggérer le panorama sonore d'un glas émanant d'un quelconque beffroi. La noirceur domine dans ce tableau. Au détour d'un enjambement - par le rejet d'une proposition subordonnée relative introduite par le pronom relatif « où » - une litote s'infiltre, sous la forme d'une construction périphrastique figée, qui ne minimise en rien la brutalité de la mort des végétaux (« Où les fleurs ne sont plus »). La forme négative (présence des clitiques « ne...plus » encadrant le verbe auxiliaire) met l'accent sur une situation irrémédiable. C'est une image assez funèbre du dépérissement, renforcée par les assonances (voyelle fermée /ü/) et le chiasme phonétique (« talus »-« plus »), qui s'impose au mitan de ce poème. Cette défiguration du paysage dénudé et glabre s'accompagne d'un mélange d'obscurité et de luminosité. A l'entame du cinquième vers, la conjonction de coordination « mais », à valeur adversative, oppositive, introduit une discordance. L'humeur maussade du premier quatrain, faisant pressentir une détresse presque anxieuse, bascule dans une forme d'euphorie marquée par des sensations agréables. Ou supposées telles. Grâce à une vision surplombante, la description se déploie selon une trajectoire ascendante, orientant le regard du bas vers le haut. Ce décor âcre à souhait où tout dénote la déliquescence qui jonche le sol sert d'écrin à l'astre lunaire. Le poète auguise son style, paré de mots soigneusement choisis et choisis dans le lexique de l'architecture. Le « dôme » fait penser naturellement à la demi-lune. La lune en son croissant et décroissant symbolise le cycle de vie, la mort et la renaissance... Les « pilastres » font penser à un faisceau lumineux, aux rais de la lune. Une métaphore qui dénote le dandysme littéraire de l'école parnassienne. Qui flirte aussi avec l'holorime (« astres ») et l'homéotéleute. Des taches de lumière surgissent comme des éclaboussures au milieu de ce tableau (« Mais la nuit orne d'or son dôme et ses pilastres » ; vers 5). Le verbe personnifiant « orner » indique que le « ciel » diffuse une lumière, comme à travers des vitraux. Des traces lumineuses ruissellent dans ce tableau aux tons passés. Elles se répandent en embellissent le paysage nocturne. La lune s'offre une apparition consolatrice au milieu des fleurs qui titubent. Elle se hisse dans le ciel, tel un sémaphore ou un spectre monumental jouant les vigiles, en balançant son ossature (« son dôme », « ses pilatres », ibid). On pense bien sûr à la « Ballade à la lune » de Musset : « C'était, dans la nuit brune, // Sur le clocher jauni, //La lune // Comme un point sur un i » (« Contes d'Espagne et d'Italie », d'Alfred de Musset, 1929). Au-delà des regards vagues, indélogeable, la lune a quelque chose d'étrange. Catulle Mendès imagine une pensée qui traverse son esprit au moment où il l'observe : « Et je songe, incertain // Si le ciel n'a pas pris les fleurs de mon jardin // Pour en faire ses astres » (vers 6 à 8). On notera la l'emploi restreint de la particule conditionnelle « si » qui introduit une subordonnée hypothético-concessive. Ce marqueur de subordination présente une hypothèse dont la réalisation éventuelle - mais non vérifiée, l'adjectif apposé « incertain » impliquant l'indétermination ou l'impossibilité prévisible – est exprimée par un verbe au passé composé du mode indicatif. Le poète songe en veillant, ce qui suppose au préalable un aller-retour entre la réalité et la brève rêverie. Par association d'idées, sa rêvasserie l'amène à conférer au ciel un rôle magique, apotropaïque : il aurait dérobé toutes les fleurs de son jardin « pour en faire des astres ». Le récit bascule du côté du mythe. Celui du jardin des Hespérides, des nymphes du couchant, filles de la déesse Nyx. L'acmé de cette clausule donne toute sa raison d'être au titre (anobli par la majuscule) de cette courte pièce : « Le Jardin au ciel ».
L'expression vocale se met au service de cette atmosphère mystérieuse, ésotérique, avec une élégance et une délicatesse retenues. La sensualité des vers est transcendée par les sourdines molto moderato du clavier d'où émane un lamento apaisé. Les arpèges ouvrent la voie à l'intensité élégiaque, à un lyrisme échevelé, passant de l'effroi au recueillement, et même à la divagation onirique (« Et je songe, incertain » ; vers 6). La coda nous conduit à une sorte de béatitude parcourue de fêlures...
Une forme de contemplation dégagée de tout
Le poète tourne autour de son sujet : il suggère avant tout un paysage mental. Un paysage enténébré entre vertige frémissant et apaisement, notamment dans la clausule. La discordance s'installe dans les songes du rêveur. Dans les premiers vers, il ne reste pas un souffle de vie ni aux roses ni aux lys. Les rafales du vent d'hiver représentent de manière imagée la grisaille des sentiments ou les tourments de l'âme. A cette complainte larmoyante succède une homélie rêveuse, qui manifeste tout de même un vague à l'âme, d'où retentit une incertitude (« Et je songe, incertain » ; vers 6). L'imprévisible, jalonné par la proposition subordonnée conditionnelle (« Je songe... si... » ; vers 6 et 7) » laisse s'échapper un cri d'angoisse, celui d'un memento mori.
Les vers balbutiés dessinent les contours d'un questionnement intérieur, d'un étourdissement éperdu et de doutes portés par l'humeur déceptive. On se laisse happer par cette étreinte de vie, tout à fait conquis. Les fleurs qui fanent comme les paroles d'amour symbolisent le temps qui passe.
La voix aux échos mortifères du baryton semble porter le deuil. Elle fait enfler peu à peu le malaise qu'aucune note discordante ne vient étouffer. Elle fait ressurgir une impression, un parcours sensoriel. Elle restitue une présence au monde teintée tour à tour de mélancolie et de réconciliation pacifiée avec soi. Une instrumentation riche de mystères et de délicatesse tisse en maître de cérémonie la trame des vers de Catulle Mendès. Elle tente de recréer une atmosphère en demi-teinte, à la fois langoureuse et vaporeuse. Les tonalités majeures nous font ressentir la fragilité de l'instant éphémère. Les dernières notes de la mélodie, très clarteuses, font éclater par demi-ton une joie extatique, une déraison douce. Dans ces derniers vers, la dramatisation est poussée à l'extrême, comme dans le poème « Automne malade » d'Apollinaire : « Automne malade et adoré // Tu mourras quand l'ouragan soufflera dans les roseraies // Quand il aura neigé // Dans les vergers » (« Automne malade » - recueil « Alcools » - 1913).
En guise de conclusion...
Ce poème de Catulle Mendès se lit d'un souffle, pour que l'éblouissement ne s'éclipse pas. La littérature parnassienne, on le sait, n'a de cesse de chercher à promouvoir l'évidence d'une beauté exilée. Difficile pour elle d'échapper à l'écueil de la célébration de cette beauté.
Cette poésie prégnante est nimbée de philosophie platonicienne. On pense au récit socratique qui met en scène Ion, un artiste qui chante un rameau de laurier à la main. Dans le dialogue intitulé « Ion » qui retrace la conversation entre Socrate et ce rhapsode, Platon nous enseigne que la parole, inouïe et insondable dans son éclatement dionysiaque, se situe au-delà de la raison. Il assimile la fonction du rhapsode à celui d'un batelier, d'un nocher ou d'un passeur. Le chant réveille la parole de la vie, lestée de désirs et de rêves. Le chant ne sera jamais que l'ombre de celui que l'on porte en soi.
De quoi inspirer le mélomane curieux, pourquoi pas confronté à l'épreuve de déchiffrage des notes !
Travail personnel de Bernard Mirgain


Approche musicologique, par B.Mirgain
Les chemins de la poésie et de la musique se croisent alors qu'elles partagent un sort commun, le divertissement, sans autre but que le plaisir de l'écoute. Elles entretiennent le même lien, celui de séduire par l'appréhension originale de leur matière.
La poésie ne se dissocie pas de la musique avec qui elle entretient une relation poussée, et inversement. Certes, les mots écrits sont autant de traces non articulées de parole, mais la littérature poétique est un art qui s'adresse aussi à un lecteur d'oreille. Le philosophe Diderot affirmait dans son essai intitulé « Lettre sur les aveugles », paru en 1749, que la poésie était avant toute chose un art de l'oreille et de la voix. Selon ce philosophe des Lumières, l'harmonie syllabique et prosodico-périodique engendrait ce qu'il appelait une hiéroglyphie poétique.
Le « Jardin du ciel », si l'on retient le titre donné à cette composition musicale, glisse vers une poésie à lire à haute voix. Et le but de Jacques Ibert consiste à nous faire accroire que sa partition serait née au fil de la plume de Catulle Mendès. Darius Milhaud puisera lui aussi dans le répertoire du même poète parnassien, en évitant les textes trop hermétiques.
La poésie ne se dissocie pas de la musique avec qui elle entretient une relation poussée, et inversement. Certes, les mots écrits sont autant de traces non articulées de parole, mais la littérature poétique est un art qui s'adresse aussi à un lecteur d'oreille. Le philosophe Diderot affirmait dans son essai intitulé « Lettre sur les aveugles », paru en 1749, que la poésie était avant toute chose un art de l'oreille et de la voix. Selon ce philosophe des Lumières, l'harmonie syllabique et prosodico-périodique engendrait ce qu'il appelait une hiéroglyphie poétique.
Le « Jardin du ciel », si l'on retient le titre donné à cette composition musicale, glisse vers une poésie à lire à haute voix. Et le but de Jacques Ibert consiste à nous faire accroire que sa partition serait née au fil de la plume de Catulle Mendès. Darius Milhaud puisera lui aussi dans le répertoire du même poète parnassien, en évitant les textes trop hermétiques.
La chanson relève d'un genre proche du répertoire chambriste, des colorations intimistes de l'élégie ou de la mélopée. L'allure poético-musicale de cet interlude piano solo rejoint le récitatif du Lied germanique. Une voix soliste récitante, soucieuse des hauteurs et des durées, suggère un alanguissement. Au fond, ce qui se profile au fil de ces vers c'est déjà le désir intime de Catulle Mendès. Une aspiration en quête d'une éclaircie, d'une échappée, et pourquoi pas d'une grâce, à la faveur de cette nuit étoilée. La recherche d'une paix intérieure que les étoiles illuminent viendrait contrebalancer, se dit-on, la vanité de tout sentiment. La grisaille de l'automne nous oblige à une éprouvante traversée, elle ravive le sentiment douloureux de la fuite du temps. Les fleurs qui se fanent raniment l'idée que notre vie tend inexorablement vers une fin privée de toute issue, de toute épiphanie à venir.
Dans l'armure dépourvue de signe de navigation, on y voit la clef, et les altérations constitutives (quatre dièses) de la tonalité mi majeur. Dans les premières mesures de la partition, on peut remarquer une succession d'intervalles marquée par l'enchaînement d'une quinte juste (3 tons ½) et d'un cycle ascendant de quartes (2 tons ½).
L'armature porte également la signature d'un chiffrage de la mesure binaire valable pour les deux portées (numérateur indiquant la quantité des temps et dénominateur fournissant leur valeur, le temps valant une noire). Dès la deuxième portée, cependant, la cinquième mesure échappe à cette planification statique par réduction du temps de pulsation (mesure à deux temps). Deux états différents du traitement rythmique surgissent dans la composition (division binaire de la ronde) et dérogent à l'environnement opératoire (la battue à trois temps). Le compositeur a redistribué les durées, tout en modifiant le premier vers de Catulle Mendès : « Un souffle d'ombre éteint les roses du talus » (en lieu et place de « Un souffle d'ombre teint les roses du talus »). Jacques Ibert apporte parfois de curieux changements au texte initial (ce qui fut le cas aussi pour la transposition de certains poèmes de Charles Vildrac, tuméfiés de la même façon). Ce qui explique le changement de mesure sans pause ni transition dans le premier alexandrin. La mesure en 2/4 ne semble pas répondre au schéma prosodique de l'alexandrin dépourvu de coupe ou de césure. En outre, le verbe « éteindre » qui se substitue à « teindre » admet l'amuïssement de la voyelle précédente (le e muet du substantif « ombre »).
Dans l'armure dépourvue de signe de navigation, on y voit la clef, et les altérations constitutives (quatre dièses) de la tonalité mi majeur. Dans les premières mesures de la partition, on peut remarquer une succession d'intervalles marquée par l'enchaînement d'une quinte juste (3 tons ½) et d'un cycle ascendant de quartes (2 tons ½).
L'armature porte également la signature d'un chiffrage de la mesure binaire valable pour les deux portées (numérateur indiquant la quantité des temps et dénominateur fournissant leur valeur, le temps valant une noire). Dès la deuxième portée, cependant, la cinquième mesure échappe à cette planification statique par réduction du temps de pulsation (mesure à deux temps). Deux états différents du traitement rythmique surgissent dans la composition (division binaire de la ronde) et dérogent à l'environnement opératoire (la battue à trois temps). Le compositeur a redistribué les durées, tout en modifiant le premier vers de Catulle Mendès : « Un souffle d'ombre éteint les roses du talus » (en lieu et place de « Un souffle d'ombre teint les roses du talus »). Jacques Ibert apporte parfois de curieux changements au texte initial (ce qui fut le cas aussi pour la transposition de certains poèmes de Charles Vildrac, tuméfiés de la même façon). Ce qui explique le changement de mesure sans pause ni transition dans le premier alexandrin. La mesure en 2/4 ne semble pas répondre au schéma prosodique de l'alexandrin dépourvu de coupe ou de césure. En outre, le verbe « éteindre » qui se substitue à « teindre » admet l'amuïssement de la voyelle précédente (le e muet du substantif « ombre »).
La ligne vocale et l'accompagnement ne se basent pas sur le schéma prosodique du vers et encore moins sur le découpage syntaxique de la phrase, qui répugne à installer une pause de souffle entre le sujet et son verbe. Comment interpréter ce changement d'armure ? Au regard de la déclamation syllabique de la voix, l'irrespect prosodique apparaît comme une entorse de faible envergure. En revanche, on peut considérer cette altération des durées rythmiques comme caractéristique du style parlando-rubato. L'apparition à deux reprises d'un tempo à deux battements (les notes présentant la même valeur de temps dans leurs combinaisons) ne s'adosse pas aux modulations métriques du vers (prononciation du e caduc dans « la nuit orne » - mesure 14). Ni à la dimension plastique de l'écrit (alternance des hexamètres et des dodécasyllabes). Les deux entrelacs rythmiques (mesures à 2/4), si peu attendus, se nichent dans la mélodie sans la fragmenter. Ce changement rythmique, on le verra plus loin, calque plutôt une ambiance poétique. Le piano n'imite pas note à note l'articulation des mots ou le positionnement des syllabes. L'accompagnement ne double pas le chant, bien au contraire. La partie pianistique et la voix entretiennent un dialogue. Et ceci dans le même climat harmonique.
Dès la quatrième mesure, le piano semble se taire pour entourer la voix et la laisser annoncer le climat de la chanson, imprégné de nostalgie. Une voix qui n'a rien de heurté afin de donner un relief fiévreusement pathétique aux premiers vers. Soutenue par un accompagnement de type harmonique, elle descend l'échelle chromatique pour présager le déclin de la nature qui succombe. Une descente des tons et demi-tons qui coïncide avec une dévaluation de la vie. Les notes de l'accord font entendre sur un ton dépité un effleurement (le « souffle d'ombre »). Le timbre vocal, un peu voilé, ambré, accentue le sentiment d'une nature abîmée qu'il faudrait ravauder. La lenteur du tempo maintient une continuité de sens. La musique, scandée par des variations d'accords qui font l'ordinaire de l'harmonie, donne accès au balancement des mots pour en mieux restituer le sens. Elle produit une expérience sensorielle sans entamer l'unité des vers tirés au cordeau dans laquelle chaque élément y est déjà à sa place.
La ligne mélodique suit la double trajectoire d'un affaissement et d'une ascension de l'énergie. Le thème musical, de la même façon que le poème, oscille entre mélancolie, désarroi nonchalant et jubilation. Les derniers vers du huitain mettent en contraste le paysage désolant de l'automne, plutôt morbide et inhospitalier (premier quatrain) et un décor où éclot une lumière épanouissante. La lune, à grand renfort de guirlandes lumineuses (les fleurs prises à la dérobée dans le « jardin solitaire » et transformées par magie en corps célestes, en « astres »), fait jaillir une lumière diffuse dans les cimes (« la nuit orne d'or son dôme »). A l'image des fleurs plongées dans une torpeur prolongée, succède celle des nuées où le poète perçoit un chaos d'étoiles.
Dès la quatrième mesure, le piano semble se taire pour entourer la voix et la laisser annoncer le climat de la chanson, imprégné de nostalgie. Une voix qui n'a rien de heurté afin de donner un relief fiévreusement pathétique aux premiers vers. Soutenue par un accompagnement de type harmonique, elle descend l'échelle chromatique pour présager le déclin de la nature qui succombe. Une descente des tons et demi-tons qui coïncide avec une dévaluation de la vie. Les notes de l'accord font entendre sur un ton dépité un effleurement (le « souffle d'ombre »). Le timbre vocal, un peu voilé, ambré, accentue le sentiment d'une nature abîmée qu'il faudrait ravauder. La lenteur du tempo maintient une continuité de sens. La musique, scandée par des variations d'accords qui font l'ordinaire de l'harmonie, donne accès au balancement des mots pour en mieux restituer le sens. Elle produit une expérience sensorielle sans entamer l'unité des vers tirés au cordeau dans laquelle chaque élément y est déjà à sa place.
La ligne mélodique suit la double trajectoire d'un affaissement et d'une ascension de l'énergie. Le thème musical, de la même façon que le poème, oscille entre mélancolie, désarroi nonchalant et jubilation. Les derniers vers du huitain mettent en contraste le paysage désolant de l'automne, plutôt morbide et inhospitalier (premier quatrain) et un décor où éclot une lumière épanouissante. La lune, à grand renfort de guirlandes lumineuses (les fleurs prises à la dérobée dans le « jardin solitaire » et transformées par magie en corps célestes, en « astres »), fait jaillir une lumière diffuse dans les cimes (« la nuit orne d'or son dôme »). A l'image des fleurs plongées dans une torpeur prolongée, succède celle des nuées où le poète perçoit un chaos d'étoiles.
La musicalité du morceau, émouvante, tour à tour pesante et apaisante restitue cette même variété d'ambiances. Le vivier musical d'Ibert soutient le même contrepoint. La pause du chanteur nous fait ressentir les dédales d'une réflexion méditative. L'illusion fantastique, entretenue par le songe, s'ancre dans l'oreille par l'effet dynamique de crescendo, avec cette voix d'ambre puissamment projetée, qui culmine au sommet de l'expressivité aux mesures 18 et 19. Par une gradation insensible, le rinforzando fait enfler le son jusqu'à atteindre la nuance mezzo forte pour mieux faire entendre l'extase (l'enchantement du poète).
La relation de la voix au texte n'a rien de paradoxal, elle révèle une indéniable conformité au matériau textuel qui atteint précisément son acmé dans ce passage musical où l'indication molto espressivo sollicite du soliste une puissance d'émotion. Il en va de même à la mesure 21 où se met en place une diminution progressive de l'intensité musicale. A l'opposé du crescendo précédent, le diminuendo indique une diminution progressive du son et un ralentissement du tempo moderato. La voix du baryton, dans la reprise du souffle, laisse imaginer une béatitude qui agonise, une ascension extatique. La conjonction oppositive du cinquième vers (« Mais la nuit... ») oblige le compositeur à introduire des nuances contrastives afin que la voix fasse jeu égal avec les passages élégiaques du poème. Les notes de musique s'inscrivent dans ce réseau de patronage. Elles épousent les foulées lyriques, parfois alenties, des vers de Catulle Mendès. La ligne mélodique s'interprète par des phrasés variables, en jouant sur la durée des notes et des variations d'intensité sonore.
Les nombreuses liaisons positionnées continuellement d'une extrémité à l'autre des mesures, ne subissent aucun arrêt, même lors des changements métriques (mesures à 2 temps). Elles se prolongent sur les deux portées, s'appliquant aux intervalles et aux accords, et permettent de visualiser l'architecture des notes à jouer legato (notes chantées d'un seul souffle, fusion des notes au piano pour l'accompagnement). Le placement des tenues obéit aux mêmes règles de prolongation du souffle. Ce qui permet à l'architecture rythmique de se dilater et proscrit logiquement l'appogiature ou l'accord arpégé.
Dans les mesures suivantes, le tempo va en ralentissant avec une fluidité élégante. La multiplication des signes et notations de nuance laisse une marge d'interprétation au soliste. L'indication agogique « cédez un peu » à la mesure 22 oblige la voix à s'alentir, à prendre une coloration langoureuse tout en conservant le rythme marqué, ou du moins en s'abstenant de faire sentir les temps de la mesure (les indications métronomiques du moderato). Finalement, l'interprétation porte plus sur le caractère expressif que sur le changement de vitesse. Ce ralentissement progressif, sur une nuance pianissimo, confère à la mesure sa tension tragique intime. Il exprime l'irrésolution du poète dont la conscience vacillante déambule à la croisée d'enjeux rationnels et irrationnels (« et je songe, incertain... »).
Dans son rêve éveillé, Catulle Mendès fait miroiter, sans trop y croire, une réalité très hypothétique. Le ciel vu de la terre serait venu pour l'interroger, pour le projeter dans l'imaginaire. Ou pour faire germer l'avenir, toujours incertain. La musique ne cesse de jouer elle aussi avec ces frontières entre la folie et la normalité, l'étrange et l'habituel. La métamorphose des fleurs tient d'une vision métaphysique, sinon du miracle. Dans l'esprit de notre poète visionnaire, les contours du rêve et de la réalité se brouillent. La magie des nébuleuses spectrales rivalise avec l'illusion. Jacques Ibert explore la manière dont le son peut contribuer à faire ressentir ce même état d'âme, et agir sur la sensibilité des auditeurs. Dans le même temps, il reste fidèle à la structuration voulue par Catulle Mendès : le lamento ou la litanie du début du poème se transforme en hymne.
Dans sa composition, le mouvement s'achève aux mesures 26 et 27 par un langoureux ritardando, qui nous emmène vers la fin de la pièce. Un ritardando positionné sur la mesure pénultième, avant la barre de finalisation, qui sert de point d'orgue à l'odyssée onirique et schizophrène de Catulle Mendès.
L'accord de mi majeur sert de point final, comme dans la première Arabesque de Debussy (n'oublions pas que la pièce d'Ibert a été écrite dans l'effervescence debussyste de l'époque). Il enchaîne les harmoniques de la note de base et de l'octave de la fondamentale. La résolution finale de cette mélodie donne l'impression d'un enclos temporel, par effet de réverbération de la triade avec l'arpège de la toute première mesure, « très enveloppé ». Au début de sa carrière, Jacques Ibert ne se départait que rarement du langage harmonique....
La partie vocale est guidée d'un bout à l'autre de la chanson par une approche en douceur, molto dolcemente, de la combinaison des sons (indication liminaire « avec une grande douceur »). Ensemble, la douceur suave de la voix et la dynamique du matériau sonore soudent la complicité avec l'expérience émotionnelle du poète. B.Mirgain
Note finale
Si l'on en croit Albert Camus, « un homme se juge aux fidélités qu'il suscite »...
Si l'on en croit Albert Camus, « un homme se juge aux fidélités qu'il suscite »...
Toute notre gratitude à Pierre Aloi, qui nous a permis de poser un regard aventureux sur la composition de Jacques Ibert et d'explorer sans déboires et en toute sécurité un territoire artistique rarement fréquenté par la critique littéraire.
En scrutateur intelligent et averti, il a ouvert la porte d'entrée de ce travail de recherche, passé au crible de nos causeries musicales.
Ouvrage du jour conseillé :
"La philosophie antique. Essai d'histoire" de Pierre Vesperini aux éditions Fayard, collection « L'épreuve de l'histoire ». Décembre 2019
Liens avec d'autres études sur le même thème de l'automne :
https://bmirgain.skyrock.com/3222167495-ANTHOLOGIE-POETIQUE-SUR-L-AUTOMNE-Classe-de-Seconde.html
https://bmirgain.skyrock.com/3309718930-APPRENTISSAGE-DU-COMMENTAIRE-DE-TEXTE-EN-ACCPE-THEME-DE-L-AUTOMNE-1-S.html
https://bmirgain.skyrock.com/3215603455-LA-RONDE-SOUS-LA-CLOCHE-ALOYSIUS-BERTRAND-COMMENTAIRE-LITTERAIRE.html
https://bmirgain.skyrock.com/3319407630-QUESTION-SUR-LE-CORPUS-POESIE-LAMARTINE-VERLAINE-APOLLINAIRE.html
https://bmirgain.skyrock.com/1416015969-LES-COLCHIQUES-APOLLINAIRE-COMMENTAIRE-LITTERAIRE.html
https://bmirgain.skyrock.com/3313109122-RICHARD-ROGNET-On-attend-qu-un-peu-de-soleil-Commentaire-litteraire-du.html
https://bmirgain.skyrock.com/3271432866-La-route-se-devine-et-autres-poemes-de-Richard-Rognet.html

Frondaison de boulaie défeuillée. Automne 2019.
Cliché du photographe belfortin Gilles Pincemaille
Liens avec d'autres études sur le même thème de l'automne :
https://bmirgain.skyrock.com/3222167495-ANTHOLOGIE-POETIQUE-SUR-L-AUTOMNE-Classe-de-Seconde.html
https://bmirgain.skyrock.com/3309718930-APPRENTISSAGE-DU-COMMENTAIRE-DE-TEXTE-EN-ACCPE-THEME-DE-L-AUTOMNE-1-S.html
https://bmirgain.skyrock.com/3215603455-LA-RONDE-SOUS-LA-CLOCHE-ALOYSIUS-BERTRAND-COMMENTAIRE-LITTERAIRE.html
https://bmirgain.skyrock.com/3319407630-QUESTION-SUR-LE-CORPUS-POESIE-LAMARTINE-VERLAINE-APOLLINAIRE.html
https://bmirgain.skyrock.com/1416015969-LES-COLCHIQUES-APOLLINAIRE-COMMENTAIRE-LITTERAIRE.html
https://bmirgain.skyrock.com/3313109122-RICHARD-ROGNET-On-attend-qu-un-peu-de-soleil-Commentaire-litteraire-du.html
https://bmirgain.skyrock.com/3271432866-La-route-se-devine-et-autres-poemes-de-Richard-Rognet.html

Frondaison de boulaie défeuillée. Automne 2019.
Cliché du photographe belfortin Gilles Pincemaille

Photographie de nature morte contemporaine
par Gilles Pincemaille - janvier 2020
Zeuxis et Parrhasios ou la représentation de l'inerte :
de l'éphéméréité à l'éternité...
Retour au sommaire général de ce blog :
Partage