Un souffle d'ombre teint les roses du talus
Et les lys du parterre ;
Tout le feuillage est noir au jardin solitaire
Où les fleurs ne sont plus.
Mais la nuit orne d'or son dôme et ses pilastres
Et je songe, incertain
Si le ciel n'a pas pris les fleurs de mon jardin
Pour en faire ses astres.
Catulle Mendès [1841 – 1909]
Le Jardin au ciel - « Œuvres complètes de Catulle Mendès » - éditions Eugène Fasquelle - 1908
Pour écouter la composition musicale (partitions ci-dessous, en fin d'article) de Jacques François Antoine Ibert, cliquer sur le lien suivant :
https://youtu.be/svKspGbkIEw
ETUDE COMPARATIVE DU POEME
ET DE LA COMPOSITION DE JACQUES IBERT
De quoi inspirer le mélomane curieux, pourquoi pas confronté à l'épreuve de déchiffrage des notes !
Travail personnel de Bernard Mirgain


Approche musicologique, par B.Mirgain
La poésie ne se dissocie pas de la musique avec qui elle entretient une relation poussée, et inversement. Certes, les mots écrits sont autant de traces non articulées de parole, mais la littérature poétique est un art qui s'adresse aussi à un lecteur d'oreille. Le philosophe Diderot affirmait dans son essai intitulé « Lettre sur les aveugles », paru en 1749, que la poésie était avant toute chose un art de l'oreille et de la voix. Selon ce philosophe des Lumières, l'harmonie syllabique et prosodico-périodique engendrait ce qu'il appelait une hiéroglyphie poétique.
Le « Jardin du ciel », si l'on retient le titre donné à cette composition musicale, glisse vers une poésie à lire à haute voix. Et le but de Jacques Ibert consiste à nous faire accroire que sa partition serait née au fil de la plume de Catulle Mendès. Darius Milhaud puisera lui aussi dans le répertoire du même poète parnassien, en évitant les textes trop hermétiques.
Dans l'armure dépourvue de signe de navigation, on y voit la clef, et les altérations constitutives (quatre dièses) de la tonalité mi majeur. Dans les premières mesures de la partition, on peut remarquer une succession d'intervalles marquée par l'enchaînement d'une quinte juste (3 tons ½) et d'un cycle ascendant de quartes (2 tons ½).
L'armature porte également la signature d'un chiffrage de la mesure binaire valable pour les deux portées (numérateur indiquant la quantité des temps et dénominateur fournissant leur valeur, le temps valant une noire). Dès la deuxième portée, cependant, la cinquième mesure échappe à cette planification statique par réduction du temps de pulsation (mesure à deux temps). Deux états différents du traitement rythmique surgissent dans la composition (division binaire de la ronde) et dérogent à l'environnement opératoire (la battue à trois temps). Le compositeur a redistribué les durées, tout en modifiant le premier vers de Catulle Mendès : « Un souffle d'ombre éteint les roses du talus » (en lieu et place de « Un souffle d'ombre teint les roses du talus »). Jacques Ibert apporte parfois de curieux changements au texte initial (ce qui fut le cas aussi pour la transposition de certains poèmes de Charles Vildrac, tuméfiés de la même façon). Ce qui explique le changement de mesure sans pause ni transition dans le premier alexandrin. La mesure en 2/4 ne semble pas répondre au schéma prosodique de l'alexandrin dépourvu de coupe ou de césure. En outre, le verbe « éteindre » qui se substitue à « teindre » admet l'amuïssement de la voyelle précédente (le e muet du substantif « ombre »).
Dès la quatrième mesure, le piano semble se taire pour entourer la voix et la laisser annoncer le climat de la chanson, imprégné de nostalgie. Une voix qui n'a rien de heurté afin de donner un relief fiévreusement pathétique aux premiers vers. Soutenue par un accompagnement de type harmonique, elle descend l'échelle chromatique pour présager le déclin de la nature qui succombe. Une descente des tons et demi-tons qui coïncide avec une dévaluation de la vie. Les notes de l'accord font entendre sur un ton dépité un effleurement (le « souffle d'ombre »). Le timbre vocal, un peu voilé, ambré, accentue le sentiment d'une nature abîmée qu'il faudrait ravauder. La lenteur du tempo maintient une continuité de sens. La musique, scandée par des variations d'accords qui font l'ordinaire de l'harmonie, donne accès au balancement des mots pour en mieux restituer le sens. Elle produit une expérience sensorielle sans entamer l'unité des vers tirés au cordeau dans laquelle chaque élément y est déjà à sa place.
La ligne mélodique suit la double trajectoire d'un affaissement et d'une ascension de l'énergie. Le thème musical, de la même façon que le poème, oscille entre mélancolie, désarroi nonchalant et jubilation. Les derniers vers du huitain mettent en contraste le paysage désolant de l'automne, plutôt morbide et inhospitalier (premier quatrain) et un décor où éclot une lumière épanouissante. La lune, à grand renfort de guirlandes lumineuses (les fleurs prises à la dérobée dans le « jardin solitaire » et transformées par magie en corps célestes, en « astres »), fait jaillir une lumière diffuse dans les cimes (« la nuit orne d'or son dôme »). A l'image des fleurs plongées dans une torpeur prolongée, succède celle des nuées où le poète perçoit un chaos d'étoiles.
La musicalité du morceau, émouvante, tour à tour pesante et apaisante restitue cette même variété d'ambiances. Le vivier musical d'Ibert soutient le même contrepoint. La pause du chanteur nous fait ressentir les dédales d'une réflexion méditative. L'illusion fantastique, entretenue par le songe, s'ancre dans l'oreille par l'effet dynamique de crescendo, avec cette voix d'ambre puissamment projetée, qui culmine au sommet de l'expressivité aux mesures 18 et 19. Par une gradation insensible, le rinforzando fait enfler le son jusqu'à atteindre la nuance mezzo forte pour mieux faire entendre l'extase (l'enchantement du poète).
La relation de la voix au texte n'a rien de paradoxal, elle révèle une indéniable conformité au matériau textuel qui atteint précisément son acmé dans ce passage musical où l'indication molto espressivo sollicite du soliste une puissance d'émotion. Il en va de même à la mesure 21 où se met en place une diminution progressive de l'intensité musicale. A l'opposé du crescendo précédent, le diminuendo indique une diminution progressive du son et un ralentissement du tempo moderato. La voix du baryton, dans la reprise du souffle, laisse imaginer une béatitude qui agonise, une ascension extatique. La conjonction oppositive du cinquième vers (« Mais la nuit... ») oblige le compositeur à introduire des nuances contrastives afin que la voix fasse jeu égal avec les passages élégiaques du poème. Les notes de musique s'inscrivent dans ce réseau de patronage. Elles épousent les foulées lyriques, parfois alenties, des vers de Catulle Mendès. La ligne mélodique s'interprète par des phrasés variables, en jouant sur la durée des notes et des variations d'intensité sonore.
Les nombreuses liaisons positionnées continuellement d'une extrémité à l'autre des mesures, ne subissent aucun arrêt, même lors des changements métriques (mesures à 2 temps). Elles se prolongent sur les deux portées, s'appliquant aux intervalles et aux accords, et permettent de visualiser l'architecture des notes à jouer legato (notes chantées d'un seul souffle, fusion des notes au piano pour l'accompagnement). Le placement des tenues obéit aux mêmes règles de prolongation du souffle. Ce qui permet à l'architecture rythmique de se dilater et proscrit logiquement l'appogiature ou l'accord arpégé.
Dans les mesures suivantes, le tempo va en ralentissant avec une fluidité élégante. La multiplication des signes et notations de nuance laisse une marge d'interprétation au soliste. L'indication agogique « cédez un peu » à la mesure 22 oblige la voix à s'alentir, à prendre une coloration langoureuse tout en conservant le rythme marqué, ou du moins en s'abstenant de faire sentir les temps de la mesure (les indications métronomiques du moderato). Finalement, l'interprétation porte plus sur le caractère expressif que sur le changement de vitesse. Ce ralentissement progressif, sur une nuance pianissimo, confère à la mesure sa tension tragique intime. Il exprime l'irrésolution du poète dont la conscience vacillante déambule à la croisée d'enjeux rationnels et irrationnels (« et je songe, incertain... »).
Dans sa composition, le mouvement s'achève aux mesures 26 et 27 par un langoureux ritardando, qui nous emmène vers la fin de la pièce. Un ritardando positionné sur la mesure pénultième, avant la barre de finalisation, qui sert de point d'orgue à l'odyssée onirique et schizophrène de Catulle Mendès.
L'accord de mi majeur sert de point final, comme dans la première Arabesque de Debussy (n'oublions pas que la pièce d'Ibert a été écrite dans l'effervescence debussyste de l'époque). Il enchaîne les harmoniques de la note de base et de l'octave de la fondamentale. La résolution finale de cette mélodie donne l'impression d'un enclos temporel, par effet de réverbération de la triade avec l'arpège de la toute première mesure, « très enveloppé ». Au début de sa carrière, Jacques Ibert ne se départait que rarement du langage harmonique....
La partie vocale est guidée d'un bout à l'autre de la chanson par une approche en douceur, molto dolcemente, de la combinaison des sons (indication liminaire « avec une grande douceur »). Ensemble, la douceur suave de la voix et la dynamique du matériau sonore soudent la complicité avec l'expérience émotionnelle du poète. B.Mirgain
Si l'on en croit Albert Camus, « un homme se juge aux fidélités qu'il suscite »...
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Frondaison de boulaie défeuillée. Automne 2019.
Cliché du photographe belfortin Gilles Pincemaille

Photographie de nature morte contemporaine
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