Cette analyse de l'½uvre nous éloigne de l'image totalement stéréotypée d'un Molière qui tremblerait de peur dans les cales sombres de l'Inquisition religieuse. Une image qui sort du moule des éditions scolaires, notamment celles d'André Lagarde et de Laurent Michard. Ces deux auteurs de manuels jugent Molière comme un bouffon de cour, « souvent conformiste », et refusent toute idée d'une « philosophie de Molière ». Pour Lagarde et Michard, le dramaturge « a complété [...] le portrait de Dom Juan en en faisant un hypocrite de religion ». Selon eux, Dom Juan « « qui est d'abord contre nature », on se demande pourquoi, « finit par devenir un hypocrite comme Tartuffe » (« XVIIème siècle : les grands auteurs français du programme » - André Lagarde et Laurent Michard - tome III - éditions Bordas - 1974 - page 208). Le héros de la pièce n'échappera pas à sa légende noire de débauche, y compris dans les manuels des lycées. On peut douter de la dextérité du tir de toutes ces éditions scolaires qui ont conduit, malheureusement, des générations de jeunes à reproduire ces mêmes commentaires à l'oral du baccalauréat, à prétendre que la pièce Dom Juan vise à l'édification religieuse et relève de l'apologétique chrétienne...
Notre interprétation est tout autre. Non, Molière n'a pas écrit Tartuffe et Dom Juan pour se guérir de ses émois spirituels ou pour perpétuer la domination cléricale... Certes, Molière reprend les canons du genre, pille littéralement les versions précédentes de Dom Juan, notamment celle de Tirso de Molina. Mais il va subvertir toutes leurs intrigues. Il bâtit un scénario qui fait se heurter deux mondes, opposant l'aristocratie irréligieuse et mécréante à la catholicité. Les tenants de l'orthodoxie n'ont pas l'habitude de tendre l'autre joue. Inutile d'espérer des relations apaisées entre les deux clans. Un jeu d'échos entre les deux existences, celle du maître et de son valet ignorant, fait résonner les questions du rapport à la raison. Le rythme de la pièce surprend par le va-et-vient auquel il contraint le spectateur, largement bousculé dans ses repères. D'autant plus que Molière prend plaisir à faire entendre le tollé dans les rangs.
Il faut le dire, la haine infuse toute l'intrigue de la pièce. Dans le même temps, Dom Juan se refuse à toute rémission, à tout recours en grâce. Même au c½ur du cyclone, lorsqu'il est jeté en pâture à l'opinion.
Le poète et le roi dans la tourmente
Que penser des reproches adressés à l'auteur du Tartuffe et de Dom Juan par ses contempteurs ?
Molière revendique sa fidélité à un idéal antique : celui d'une vie philosophique placée sous le contrôle de la raison. Il est donc accusé de sédition, mais de la même manière qu'un Descartes ou qu'un Spinoza qui sont publiés à la même époque. Dans un monde imprégné de magie superstitieuse et de mystère, ces auteurs échappent aux poncifs de leur temps.
Molière, dénoncé par ses impitoyables conspirateurs comme « impie et libertin », mériterait lui aussi le feu ! Somme toute, il ne doit sa sauvegarde qu'à la clémence du roi Louis XIV. Vers la fin de 1664, dans le prolongement d'une recomposition de son Tartuffe (que le roi de France a fait jouer pour lui-même à Villers-Cotterêts et que le prince de Condé s'est offert au château de Raincy), il se lance dans son projet de mettre en scène « Dom Juan ». Molière adresse à plusieurs reprises des placets au roi Louis XIV afin de légitimer son projet. Il prend à c½ur, écrit-il, à pourfendre les bigots, à attaquer « par des peintures ridicules » les vices de son siècle.
La clémence du roi de France paraît d'ailleurs toute relative. Au-delà du conflit entre foi et incroyance, tout prédispose le roi à ne pas céder aux pressions. Le monarque absolu n'entend pas se faire imposer sa politique. Il n'entend pas s'en laisser imposer ni par les Jansénistes et pas davantage par les Jésuites ! La politique de Louis XIV - tout comme le théâtre de Molière - est une provocation contre l'Eglise, puisqu'il souhaite, in fine, la réduire à une puissance désarmée.
Ajoutons à cela que le premier fils de Molière, Louis Poquelin était le propre filleul de Louis XIV. C'est dire toute l'affection que le roi portait au comédien et dramaturge qu'il voyait assez régulièrement. Toutes ces considérations nous éloignent du stéréotype d'un auteur de théâtre clandestin qui aurait enduré une impitoyable censure. Et nous rapprochent de l'idée que Molière prenait la censure à son propre jeu.
Les pièces écrites par Molière connaissent le succès et deviennent vite le spectacle qu'il faut absolument avoir vu, à Paris ou en province. Incontestablement, elles marquent d'une pierre blanche l'histoire du théâtre du Grand Siècle.
Les comédiens de Molière bénéficiaient de titres de pensions du frère unique du roi Louis XIV (Philippe de France, duc d'Anjou puis d'Orléans, surnommé « Monsieur »). Au moment où Molière élabore « Tartuffe », son équipe, après avoir été la « Troupe de Monsieur », devient la « Troupe du Roy ». Elle a le statut d'une troupe qui appartient officiellement et exclusivement au roi. Autrement dit, Louis XIV a pris sous sa protection directe (et sous sa coupe) cette petite communauté qui se nommera dès lors « La Troupe du Roi au Palais-Royal ». En matière de divertissements à la cour, le patron, c'est le roi lui-même. Et il va de soi que Molière va tirer profit de la complaisance politique de Louis XIV...
La représentation de l'abjection : l'échafaudage d'un scénario calomnieux...
Le rôle de composition du valet Sganarelle rappelle en tout point celui de la vieille bigote Mme Pernelle. Cet écolâtre de service met en avant la noirceur d'une âme vouée au diable. Il dénonce dès le début de la pièce l'inconduite de son maître qu'il présente comme un habitué du pornéion. La petite main serviable ne rechigne pas à décrire son maître comme un individu foutraque, une figure inhumaine au caractère animal. Comme un despote qui s'acoquine avec les créatures du démon. Bref, Dom Juan incarne l'Antéchrist. A l'issue de chacune de ses réparties, le laquais appelle de ses v½ux les rébellions célestes.
On l'aura compris, sa fonction consiste tout bonnement à adapter le discours et la doctrine de l'Eglise et à reprendre ses réquisitoires. Avec une malice insolente, Molière affuble Sganarelle d'une vocation à la direction sacerdotale des âmes. Vocation que le valet ignore lui-même. D'abord parce qu'il incarne le plus parfait des imbéciles. Que ses ½illères naturelles l'empêchent d'appréhender une réalité qui le dépasse. Gardons à l'esprit qu'il s'agit d'une créature de papier, donc fictive, que le dramaturge a fait naître sur scène. On pourrait presque penser que Molière lui accorde un don de prophétie en faisant périr Dom Juan dans les flammes de l'enfer. Cette prescience du valet, inspirée, cela va de soi, par l'absolue puissance divine, ne fait que confirmer, de biais, le statut d'une église certaine de triompher des rebellions. On le devine, les fidèles de la paroisse, les récitants du dogme religieux, avec Sganarelle en tête de pont, ne sont pas disposés à aboutir à une série de non-lieux. Dom Juan, il faut le remarquer, ne dispose d'aucun soutien et ceci d'un bout à l'autre de la pièce. La perspective ne s'améliore pas dans l'épilogue où l'on voit les détracteurs du libertin se mettre sur les rangs des accusateurs. Leurs lamentations portant sur la respectabilité de la morale religieuse, sur le caractère intangible du dogme, tiennent lieu d'arguments. Finalement, Dom Juan est coupable de ne pas leur ressembler. Et rien de plus...
Ces hommes d'entregent mettent leur zèle au service des prélats. Avec la même raideur et droiture que les colonnades d'une nef d'église. Leur rôle est de garantir la légitimité de la morale chrétienne. Et de juger illégale toute forme de liberté.
Dans leurs commentaires pédagogiques, Lagarde et Michard emboîtent le pas à ces thuriféraires chargés de l'encensoir, envisageant une déviance supposée du personnage, orientée vers une volonté de nuire. Ils ne voient pas que Dom Juan, le chantre de la sensualité, n'a de cesse de mettre le feu aux poudres. Notamment dans sa tirade sur l'hypocrisie où sa causticité et sa feinte désinvolture ne masquent guère un regard peu optimiste sur ses pareils. Le goût du contre-pied qui est le sien démontre de manière évidente qu'il ne cache pas son jeu.
Dom Juan, un agent de contagion démesurément excentrique : l'homme le plus libre qui ait jamais existé...
Dom Juan ne prodigue pas une grande estime pour les normes sociales et religieuses de son époque. Le mariage et la vie maritale sont loin de représenter le seul horizon de sa vie. On garde en mémoire « L'Ecole des femmes » qui nous invitait à une prise de conscience à propos du poids de l'héritage culturel et religieux, des traditions patriarcales, et de la condition féminine. Dom Juan suit sa propre morale avec en ligne de mire les ennemis de la liberté de penser. Son principe est simple. Il fait tout ce qui est interdit. Il transgresse, il provoque, il rit, il blasphème. Il fait face à ses équarrisseurs. Et surtout, il joue avec le feu. Ce même feu qui enflamma jadis les grands bûchers collectifs de Montségur en pays cathare. Dans l'épisode final du châtiment divin, le tonnerre qui « tombe avec un grand bruit » et les « grands éclairs », le « brasier ardent » du « feu invisible » des Enfers servent de marques de reconnaissance. Elles s'accordent pour symboliser l'éradication violente des hérétiques par la puissance pontificale.
L'endurcissement obstiné de Dom Juan dans l'impiété échappe à Lagarde et Michard et autres critiques littéraires. De là les commentaires sans fondement au sujet de l'unité d'action qui manquerait à la pièce. Or l'agencement de celle-ci n'a rien de désordonné parce qu'elle est sans cesse reliée aux enjeux politiques et philosophiques de l'½uvre. La lucidité de l'écriture ne souffre pas l'à-peu-près.
La pièce, inlassablement, est minée à tous égards par les ricochets et les allusions cryptées. La statue du Commandeur n'est rien d'autre qu'une icône de la sainte Eglise devant laquelle on se signe. Ce buste à l'antique est une représentation symbolique du tribunal ecclésiastique aux ordres de Rome. De la première à la dernière séquence, Molière, qui n'est pas un as du déminage, ne cherche à aucun moment à désamorcer le conflit. Dans toutes ses pièces, on le sait, il fait la part belle à la proclamation de la liberté. Dom Juan ne fait pas exception. Sa libido toujours débridée, sa soif de chair, ses jubilations charnelles se confondent avec une soif de liberté totale. Liberté qui entraîne infailliblement l'abolition de l'ancienne morale.
Dom Juan, figure de proue du mouvement libertin et porte-parole de la liberté de conscience, maintient sans relâche sa posture de défi toujours recommencé. Son combat s'intellectualise progressivement d'un acte à l'autre, au gré des bras de fer avec ses antagonistes. Le héros de la pièce n'a de cesse de hausser les épaules, de tourner le dos aux motifs impérieux de la foi, refusant inlassablement de s'en tenir aux prétendues prescriptions divines. Dans l'acte V, il ne cherche pas à se racheter une bonne conduite. Même lorsque Done Elvire lui tend le chausse-pied. D'une manière prévisible, il conserve la même posture, s'obstinant encore et encore à anéantir le discours de la foi. L'affrontement avec le colosse primordial est une façon allégorique de défier la toute puissance de l'Eglise et de prouver son libre arbitre. Les esprits religieux, quant à eux, n'en finissent pas de traquer le libre penseur, la bête farouche et indomptable, ourdissant sans relâche leur vengeance.
La pièce de Molière n'a rien d'une comédie de personnages : un théâtre de la confrontation propice à la réflexion...
L'enjeu reste le même dans toute l'½uvre de Molière : c'est bien l'effroi qui jette les individus dans les bras de toutes les formes de mystification. Il faut mesurer la portée satirique de « Dom Juan ou le Festin de pierre » à cette aune-là. Elle ne se dément pas dans toutes les scènes burlesques de consultation, d'auscultation, de lavement et de palpation des farces qui ont fait le triomphe de Molière. Dans le droit fil des soties médiévales. Molière prend un soin particulier pour les arrangements de ces scènes. De ce point de vue, il n'est guère étonnant que Molière ait confié les arrangements musicaux qui accompagnent la tirade de Diafoirus au maître de musique Marc-Antoine Charpentier.
Molière, qui vient de perdre son troisième enfant, met à dure épreuve la prétendue science curative des docteurs en médecine. Sans équivoque, il cloue au pilori l'infatuation des aigrefins de la profession médicale, la supercherie de leur prétendu savoir. Comme le feront plus tard, avec la même causticité, Gustave Flaubert dans « Bouvard et Pécuchet » (1881) ou bien encore Jules Romains dans sa pièce « Knock ou le Triomphe de la médecine » (1923).
Il faut avoir à l'esprit ce lien entre la satire contre les « docteurs en ânerie » et celle contre les gens d'église, les « sorbonagres » ou « sorbonicoles », pour reprendre Rabelais. Le savoir médical est une imposture, tout comme la religion est l'opium du peuple. La pièce « Dom Juan ou le festin de Pierre » tricote les mêmes fils que les comédies et farces médicales du même auteur. Mais elle n'est pas une comédie de personnages...
Qu'il s'agisse du dévot Orgon ou bien d'Argan, l'esclave de Purgon dans « Le Malade imaginaire », ils montrent tous deux la même suffisance. Le jeu avec la paronomase n'est sans doute pas fortuit. Les médecins sont des importants autant que les hommes d'église. Les détracteurs de Dom Juan pérorent eux aussi sur le ton des pédants en bonnet de docteur. Et Molière les met tous dans le même sac. Les docteurs de la faculté tout comme Pères de l'Eglise, ces docteurs de la foi chrétienne, sont captifs de leurs conceptions ancestrales et rétrogrades. Il ne s'agit pas seulement, pour le dramaturge, de tourner en dérision leur pédantisme ridicule.
Comme l'a indiqué Patrick Dandrey, la satire de la médecine peut être considérée comme une métaphore d'un discours critique sur la religion. Tout ce qui est dit sur la médecine dans « Le Médecin volant », « Le Médecin malgré lui », « L'amour médecin » et autres farces peut s'interpréter en termes religieux. Les disputes médicales redoublent les querelles confessionnelles de l'époque. Dans la pièce « Dom Juan », Sganarelle est déguisé en médecin. Ce qui fournit l'occasion, une fois de plus, de mettre en évidence les impostures de la religion (Sganarelle - « Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ? [...] Vous avez l'âme bien mécréante », acte III, scène 1). On connaît la réponse cinglante de Dom Juan : « Je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre font huit ». Le dramaturge laisse entendre entre les lignes que la religion et la superstition, c'est la même chose. La médecine rend envisageable la guérison. Pour sa part, la religion rend envisageable la rédemption éternelle. Ce qu'elles ont en vue, toutes les deux, tiendrait pour des élucubrations. Ce que Molière ne manque jamais de laisser entendre dans son ½uvre.
Tout comme pour les pratiques de la religion, le crédit et le succès de la médecine repose sur la crédulité, la faiblesse d'esprit des humains. Molière, par la voix de ses personnages, range cette science dans le domaine des savoirs fallacieux. Il renoue avec la tradition de certains esprits littéraires qui dénoncent le faux savoir. Comme l'art de la divination dans le Tiers-Livre de François Rabelais ou l'astrologie dans la fable « L'astrologue qui se laisse tomber dans un puits » de Jean de La Fontaine. L'intime conviction de Rabelais, La Fontaine et Molière, reste dans l'intimité du cénacle de philosophes comme Diogène, Démocrite, Epicure et Lucrèce. Pour eux, seul compte ce que l'on construit avec l'autre, pour l'autre. Lucrèce proclame que le fanatisme religieux n'engendre que des crimes abominables. Pourquoi les humains adorent-ils les dieux ? Selon lui, c'est à cause de leur attachement à la vie. La peur de mourir est la plus grande de leurs faiblesses. Les religions tirent profit des angoisses du corps social.
Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose : vers une trouée de lumière et un renouvellement du mythe...
Le Dom Juan de Molière est assez différent du personnage tel qu'il est décrit par ses prédécesseurs : un suborneur de la pire espèce, qui viole la fille du Commandeur, qui bascule dans le fossé les bergères et gardeuses d'oie du coin, qui ravit une jeune mariée en pleine noce pour la violenter, etc... C'est Sganarelle qui reprend dans sa tirade délirante tous les aspects du mythe archaïque. Les désirs insatiables du libertin, l'animalité obscène de ce satyre démoniaque, de cet apôtre du vice plus vindicatif que jamais, rejaillit d'un passé renouant avec la tradition du mythe. Dès le premier acte, Sganarelle rétablit le portrait de Dom Juan dans un état antérieur, celui des versions qui ont précédé la propre mise en scène de Molière. Il reprend trait pour trait les incarnations successives du seigneur espagnol aux instincts criminels. Il force le trait, noircissant le personnage jusqu'à la caricature forcenée, presque démentielle. La mécanique de la dénonciation et de la délation malveillantes, une fois lancée par le laquais, avance inexorablement. Pour annoncer la déchéance, sans espoir de rédemption. Molière assume cette démesure. Il fait bien sentir à son public que ce modèle de paganisme, diaboliquement pestilentiel, rendu impensable par le monde chrétien, ne peut se comprendre qu'à rebours de l'opinion dominante. Ajoutons à tout cela l'embrasement du dernier acte, le spectre, les feux follets, la terre qui s'ouvre, l'orage qui éclate, la foudre qui tombe, il y a de quoi renverser le petit paysan, la charrette et son attelage, dans le fossé. Cette absence de mesure doit toutefois être questionnée.
Comme l'indique Georges Forestier, dans l'adaptation par Molière de l'original scénique, Dom Juan ne commet ni abus sexuel, ni rapt et ni harcèlement. Bien sûr il met tous les ménagements possibles pour séduire, même si la séduction de Mathurine ne relève pas du grand exploit. Il s'étourdit dans les plaisirs, il trahit ses promesses, il trompe la confiance de toutes celles qui sont fascinées par les attraits de sa noblesse. Disons tout bonnement que ce séducteur s'interdit le mariage déclaré devant notaire. A une époque où le mariage n'a rien d'officiel, puisqu'il n'existe pas de mariage civil et où les liaisons clandestines sont fréquentes. Dom Juan a forcé « l'obstacle sacré d'un couvent », prétend Gusman. Il a « dérobé à la clôture d'un couvent » le c½ur de Done Elvire, une moinesse affriolante, plutôt lascive, qui a consenti à ses avances et rompu ses v½ux. Le couvent reste fondamentalement le symbole d'un ordre social cynique dans la mesure où bon nombre de femmes non destinées au mariage y sont enfermées leur vie durant. On n'imagine pas Molière prendre la défense des cloîtres où l'on emprisonnait les jeunes filles.
Dans l'acte IV, Done Elvire tente de ramener son amant dans le troupeau des fidèles paroissiens bénis par le Seigneur Tout Puissant. Autrement dit, de conduire le renégat dans le giron de la Sainte Eglise. Dans le sillage de Sainte Walburge, la pénitente, toujours amoureuse, se claquemure dans un mysticisme halluciné, prostrée dans le rituel magique de l'invocation des séraphins. Aux yeux de Molière, il n'y a désormais plus rien à faire pour soustraire Done Elvire à sa terrifiante sujétion, à une vie de femme étouffée par la bigoterie. L'idylle sentimentale vire à l'exercice de piété si cher à Saint Ignace. L'amante éperdue, à l'image de la pécheresse Marie-Madeleine tant célébrée par les fêtes patronales, s'abandonne aux transports de la dévotion repentante. Molière s'amuse, il s'en donne à c½ur joie.
Pour résumer, le Dom Juan de Molière ne viole personne, il n'abuse pas de celles qui le désirent. Il promet le mariage à des paysannes qui ne se refusent pas à l'amour. Rien ne va au-delà d'une main tendue, effleurée par les lèvres du galant. Rien à voir avec le bouc lubrique. Dom Juan ne tue personne. Il ne tente pas d'occire qui que ce soit, mis à part ces brigands de grand chemin qui s'en prennent à Don Alonse, le frère de Don Carlos et d'Elvire. Par cet acte héroïque, il sauvera la vie de son ennemi déclaré. Reste la mort du Commandeur, un duelliste passé au fil de l'épée. Une mort en bonne et due forme qui survient au cours d'un duel assez classique sous l'Ancien Régime. Dom Juan ne fait pas mourir son père de désespoir et de chagrin. Pour ce qui concerne les rapports de domination entre maîtres et serviteurs, largement débattus eux-aussi par divers critiques littéraires, ils ne dérogent en rien aux règles de l'époque. Ces rapports de sujétion fermentent dans toutes les pièces théâtrales de l'époque et jusqu'au milieu du XVIIIème, même dans le vertige des faux-semblants et chassés-croisés si chers à Marivaux, tout particulièrement dans « Le Jeu de l'amour et du hasard » (1730). L'état d'asservissement des domestiques ne connaîtra un renversement spectaculaire que sous la plume de Beaumarchais... Qu'y a-t-il alors à se mettre sous la dent ?
Il ne reste que l'épouse délaissée, abandonnée, qui pardonne à son amant tendrement chéri et lui manifeste « un amour détaché de tout ». On retrouve là le thème de la femme gentille et douce, se faisant piéger sentimentalement par un séducteur qui goûte aux plaisirs à fortes rasades. Encore faut-il le replacer dans la logique d'un système d'aliénation familiale...
Que reproche-t-on finalement à Dom Juan ? Rien de plus que des friponneries ou caleçonnades sans grandes conséquences, sa seule mauvaise action étant de promettre le mariage aux belles qu'il convoite... Rien de plus que cette volonté de séduire toutes les femmes. Un trait de caractère qu'on retrouve dans les poèmes d'Ovide. Enfin, l'éloge de l'inconstance n'a rien de déroutant ou de bien méchant puisqu'il a fait les heures de gloire de la littérature pastorale. En outre, comme le souligne Georges Forestier, le spectateur de l'époque pouvait très bien reconnaître à travers les traits du séducteur, quelques grands seigneurs de la Cour, « tels que le duc de Roquelaure, le comte de Guiche ou le marquis de Vardes » qui en matière de cupidonnerie pouvaient en remontrer à Dom Juan.
Certaines répliques de la scène du pauvre ont été retirées lors de la première représentation le 15 février 1665 sur le Théâtre de la Salle du Palais Royal. Dans un contexte troublé, celui du procès de Nicolas Fouquet, il ne faut pas perdre de vue que Molière ne puisse tenir le cap vaille que vaille. Il finit par tirer un trait sur la fin de cette scène qu'il a planifiée minutieusement en biffant les dernières tirades (Sganarelle - Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal. Dom Juan.- Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité). La référence à « l'amour de l'humanité » est une trouée de lumière que bien des commentateurs ont négligée. L'argument n'est même pas à double entente. Le bravache Dom Juan égrène comme un chapelet cette profession de foi humaniste.
Bien sûr, dans l'épilogue de sa pièce, Molière effacera les contours de cette philosophie universelle. Il renoncera à aller plus loin. Il impose donc le silence au libertin en le faisant disparaître d'un coup de baguette. De peur d'en faire trop. Mais avait-il le choix ? Molière abandonne la partie et laisse le champ libre à une imagerie inattendue destinée à hanter de manière obsédante l'imaginaire du public. Le dénouement charrie tout un tas de mythes et de légendes à mi-chemin des cosmogonies grecques, nordiques et scandinaves. On assiste alors à une déambulation erratique de créatures fantastiques et ancestrales, d'icônes mythiques ou géants impitoyables. Créatures qui font revenir à notre mémoire Zeus, Thor, les divinités de la foudre et du tonnerre, Hadès, le seigneur des Enfers, ou bien Héphaïstos et Vulcain, Surt, le géant nordique du feu dévastateur, les dragons des Nibelungen, la grande Faucheuse... Tout cela n'augure rien de bon. Molière laisse la statue de pierre à son aveugle besogne, que les vertueux accusateurs de Dom Juan vont approuver toutes voiles dressées. Le dénouement ne se dérobe pas aux ovations de tous ces esprits vengeurs de la morale. Vent debout, ils se lèvent et trépignent comme des fantômes qui s'agiteraient dans le noir.
La pièce, une insulte démesurée qui ne cherche que l'abolition du religieux...
Le héros se persuade avec sa propre raison : penser et agir, se décider après avoir entendu une parole libre, c'est le fondement même des principes démocratiques. Dans son Tartuffe et plus explicitement encore dans Dom Juan, Molière esquisse avec assurance une politique émancipatrice, une vision du monde affranchie des illusions aliénantes qui font sortir ses contemporains de leur train-train. La pièce « Dom Juan » se tient à la lisière d'un territoire presque exclusivement cérébral. Toutes les stratégies mises en ½uvre par l'auteur consistent à faire entrer en collision les factions antagonistes. Il faut bien le dire, le spectateur finit épuisé à l'issue de toutes ces joutes verbales à fleurets démouchetés ! On ne garde rien de ce spectacle qu'une espèce de fatigue éblouie...
Molière se permet tout. Il charge Sganarelle de défendre la religion, de la manière la plus risible qui soit. Il fait partout entendre le rire moqueur du scepticisme souverain de son héros. Le basculement de la société n'est qu'une question de temps, et il le sait. Dans cette communauté, ceux qui croient à la providence divine et ceux qui n'y croient pas, coexistent sans langage commun. Mais Molière aura fait éprouver au spectateur le sentiment qu'une autre lecture du monde (que celle qui admet l'enfer) est possible. Son idéal radical tend vers l'humanité d'en haut.
Toute la pièce repose sur un thème récurrent : l'imposition de contraintes morales, aussi restrictives les unes que les autres. Bafouer, renier, déjouer ces contraintes, c'est l'unique ressort qui reste à Dom Juan pour se ménager une marge de liberté. Il force tout le monde. Il insupporte pour la bonne et simple raison qu'il signe son refus des règles fixées par les théologiens et leurs affidés. Pas étonnant que cet ennemi du christianisme excite les critiques passionnées portant sur son insupportable sentiment de supériorité, son emprise sur les femmes réduites dans leur malheur à jouer le rôle de trophées. Dans « l'air du catalogue » de l'opéra « Don Giovanni », ponctué par la répétition du chiffre « mil e tre », Mozart saura tirer profit de ces délires.
L'½uvre de Molière est scandée par des clivages marquants. Finalement, chacun des protagonistes, qu'il soit livré à ses ruminations intellectuelles, à ses convictions ou ses chimères, s'éprouve dans cette joute incessante d'arguments. Les comparses de Dom Juan jouent un rôle convenu. Celui d'épigones ensoutanés quittant la sacristie en bêlant leur détestation des libres penseurs. Celui des snipers de service, dirait-on aujourd'hui. Molière ne cherche pas vraiment à faire de ces ventriloques des êtres complexes. Ce caractère convenu se retrouve dans la formulation des actes d'accusation : l'incitation au vice, à la dépravation, à la licence d'esprit. En matière de faute morale, ou même de luxure, on a déjà vu pire et plus graisseux. Il suffit de songer aux amours d'Abélard et Héloïse. Dom Juan n'a pas davantage inventé l'amour libre qui s'affranchit des règles de la société. Il refuse de se voir mettre la corde au cou. A l'image du roi Henri IV, surnommé à juste titre le « Vert Galant », il ne renonce pas aux plaisirs terrestres.
Molière exploite avec une habileté retorse le filon fécond de l'émancipation. Une démarche qui ne saurait être dissociée d'une posture philosophique qui fait entendre dans les échanges verbaux sur scène les débats du temps. Dom Juan n'abjure pas, ne cherche pas à faire converger la religion et son système de pensée fondé sur la liberté absolue de conscience. Il n'a guère l'intention de se réconcilier avec les partisans de l'intolérance, de se proclamer pécheur ni de se convertir, de montrer patte blanche aux ou aux autres, ni même à son père lors de la scène d'affront. On peut faire le lien, à ce propos, entre celui qui ne veut pas voir écrit le nom du Père Eternel et celui qui ne veut pas entendre son père, Don Louis. Cette question de la liberté est le c½ur battant du texte, le c½ur du conflit qui oppose le libertin rebelle à son entourage, à sa famille.
Dom Juan soumet la réalité à la logique des idées rationnelles pour mieux infirmer la pertinence de la foi. C'est pour cette raison que Molière a profondément marqué le paysage intellectuel du XVIIème siècle.
Conclusion
Faute d'appréhender ou de repenser les formes littéraires, culturelles et civilisatrices de l'Ancien Régime, il semble difficile de percer l'âme de l'époque classique. Et plus modestement, de discerner les finalités de la parole de Molière.
C'est vers cet univers oppressant où s'infiltrent les injonctions comminatoires de la religion que nous engage la pièce. Le déroulement de l'intrigue fait figure d'un garrot d'étranglement. Tout se déroule dans un contexte répressif, celui du carcan social où la tolérance et le respect mutuel paraissent impossibles. Et où domine forcément la sensation d'étouffement. L'intransigeance des uns et des autres a laissé croître des tensions dont ils sont inéluctablement prisonniers.
Vigie de l'avant-garde théâtrale, l'½uvre de Molière cristallise la mémoire d'une histoire sociale, d'un mensonge totalitaire. Celui d'un clergé tourmenté par la tentation de toute puissance pour agir sur le monde, pour le réparer. Quitte à le frapper de terreur.
Dom Juan est un héros libre, inoubliable. Le spectateur se sent grandir à ses côtés. Le héros est mort. Certes. Mais d'autres viendront le remplacer, au c½ur des turbulences de l'histoire. Sade, Schopenhauer, Nietzsche... Avec Dom Juan, Molière radicalise sa pensée, qui se nourrit d'un combat philosophique, celui des rationalistes de l'Antiquité. Un combat refondé par le théâtre...
Recherches focalisées sur le Grand Siècle
* « La grandeur et la grâce. Quand l'Europe parlait Français. Le Poète et le Roi », de Marc Fumaroli [1932-2020] aux éditions Robert Laffont, collection « Bouquins » (2014)
* « Molière » de Georges Forestier - éditions Gallimard - Collection « Biographies NRF » - 2018
Hommage aux metteurs en scène
Le metteur en scène Marcel Maréchal [1937-2020] a endossé les rôles de Scapin et Sganarelle, notamment avec Patrice Chéreau [1944-2013]. En 1968 et plus tard en 1988, il incarne le personnage du valet aux côtés de Pierre Arditi qui joue Dom Juan (mise en scène de Dom Juan par Marcel Maréchal, création le 9 mai 1988 au théâtre de La Criée à Marseille).
Un des plus grands metteurs en scène en France, Jean-Louis Martin Barbaz (né en 1937 comme Maréchal et décédé le 22 janvier 2019) a mis en scène avec brio des pièces de Molière au festival de Cormatin, ainsi qu'au Studio-Théâtre d'Asnières qu'il dirigeait.
« Le Misanthrope », jouée en 2014 à la Comédie Française dans la salle Richelieu dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger et une scénographie d'Eric Ruf...
...et à Christian Biet (né à Paris le 12 mai 1952, mort à Poitiers le 13 juillet 2020).
« Si voir du théâtre, c'est d'abord prendre en compte la performance qui le constitue, ce peut aussi prendre en compte le texte imprimé, à condition qu'il ne soit ni considéré comme l'origine de tout ni comme l'autorité absolue et qu'il soit saisi comme spécifique, c'est-à-dire comme un objet de lecture et une proposition écrite pour le spectacle. Texte en attente de la scène et texte-½uvre, futur événement et monument publié et littéraire, ce texte, dans le théâtre occidental en particulier, s'arrime au sein de l'espace et du temps de la représentation mimétique, autrement dit est prononcé par des comédiens (imaginaires ou non) qui sont aussi des personnages ou eux-mêmes des fictions ou des éléments de la fiction. » (Christian Biet / Christophe Triau, Qu'est-ce que le théâtre?, Gallimard, 2006)
Sujet de dissertation
La tragédie prend naissance lorsqu'on ne peut ni avancer ni reculer. Qu'en pensez-vous ?
* « Le Jeu de l'amour et du hasard », pièce de Marivaux mise en scène par Catherine Hiegel au théâtre Anthéa d'Antibes en 2018 avec dans les rôles principaux Laure Calamy, Vincent Dedienne, Clotilde Hesme, Emmanuel Noblet, Alain Pralon, Cyrille Thouvenin.
Lien avec les analyses de texte et la synthèse du professeur :
Le groupement de 4 textes
Analyse et axes de lecture du texte 1
Analyse et axes de lecture du texte 2
Analyse et axes de lecture du texte 3
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Analyse et axes de lecture du texte 4
Synthèse sur l'angle d'approche de "Dom Juan" de Molière
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Liens avec d'autres écritures d'invention sur le théâtre :
Bibliographie du jour :
« Les confessions du jeune Néron » - Margaret George - « The confessions of Young Nero » - traduction de Theresa Révay - éditions Tallandier - 2020

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* « Molière » de Georges Forestier - éditions Gallimard - Collection « Biographies NRF » - 2018
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