Introduction
Les deux fables intitulées « Le Héron » et « La Fille » s'avancent en proue parmi les créations les plus abouties du fabuliste. Loin d'être des textes de contrebande, elles se distinguent à la fois par le style, qui n'a rien de sèchement érudit, et l'originalité de la narration.
La fable est une forme d'écriture qui accepte avec une ferveur scrupuleuse les codes traditionnels de l'apologue. La Fontaine jongle sans faillir avec une flopée de personnages divers, qui se retrouvent au c½ur des intrigues. Il nous offre un regard gouailleur, peu tendre, sur des personnages sociaux. Le but consistant à écraser la cible sous le ridicule. Le trait tranchant de La Fontaine ne fait qu'accentuer les émotions douces-amères du lecteur, pour l'accompagner dans sa réflexion, pour mieux le convaincre. La Fontaine prend volontiers le parti d'une ironie ravageuse, désenchantée, quitte à verser dans l'excès de burlesque ou de l'invraisemblable. Dans le même temps, il nous oblige à nous arrêter quelques instants, à faire un détour par la réflexion. La lecture d'une fable nécessite une conscience aux aguets.
Il faut rendre d'abord son dû à la source d'inspiration. On peut remonter à la tradition des fables ésopiques qui ont laissé une suite d'empreintes pouvant inspirer La Fontaine. Parmi celles-ci, on distinguera le manuscrit « Le renard et les raisins » :
Un renard affamé aperçut des grappes qui pendaient d'une vigne grimpante et voulut les cueillir, mais n'y parvint pas. Il s'éloigna donc en murmurant à part soi : « Ils sont trop verts. »
De même certains hommes, quand leur propre faiblesse les empêche d'arriver à leurs fins, s'en prennent aux circonstances. (Esope, 15-32, traduction de Daniel Loayza avec le concours du Centre national du livre).
Le texte d'Esope sera repris au premier siècle par Phèdre :
Fame coacta vulpesvulpis alta in vinea uvam adpetebat summis saliens viribus. Quam tangere ut non potuit, discedens ait : « Nondum matura est ; nolo acerbam sumere. » Qui facere quae non possunt verbis elevant, adscribere hoc debebunt exemplum sibi.
Il sera suivi d'autres versions au XVIème siècle, notamment celle de l'érudit italien Gabriele Faerno. Et enfin par La Fontaine lui-même dans le livre III du premier recueil sous le même titre « Le Renard et les raisins ».
Le Renard et les raisins
Certain Renard gascon, d'autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d'une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n'y pouvoit atteindre
« Ils sont trop verts, dit il, et bons pour des goujats »
Fit il pas mieux que de se plaindre ?
On pourrait également s'autoriser un détour par le XVème siècle, avec en tête la fable d'Abstémius intitulée « L'Oiseleur et le Pinson » (recueil Hecatomythium de Laurentius Abstémius, comportant des fables originales ou traduites du grec, publiées à partir de 1495).
Un oiseleur avait tendu ses filets aux oiseaux et répandu pour eux sur l'aire une pâture abondante. Cependant il ne prenait pas les oiseaux en train de picorer parce qu'ils lui semblaient trop peu nombreux. Ceux-ci, une fois rassasiés s'envolèrent. D'autres vinrent en quête de nourriture. Cette fois encore, il dédaigna de les prendre, à cause de leur petit nombre. Le même manège dura toute la journée : des oiseaux survenaient d'autres s'éloignaient et l'homme attendait toujours une proie plus considérable. Enfin le soir commença à tomber. Alors l'oiseleur, perdant l'espoir de faire une grande prise et songeant qu'il était l'heure de se reposer, ramassa ses filets. Il prit seulement un pinson qui, le malheureux ! s'était attardé sur l'aire... Cette fable montre que ceux qui veulent tout embrasser, bien souvent, ne prennent, et à grand peine, que peu de choses. (« L' Oiseleur et le Pinson » - Abstémius).
Ces différents textes pourraient marquer une référence. Dans le premier recueil des fables (Livre I à VI), le récit lafontainien prend son essor à partir des histoires racontées par Esope, Phèdre, Abstémius, Faerno, ou Pilpay. Les rapprochements ne manquent pas.
Dans « Le Héron », La Fontaine aborde exactement les mêmes thèmes que ceux de ses prédécesseurs. Mais à partir d'une histoire de son cru. Il ne rejoue pas une composition déjà écrite, même si le sujet peut sembler avoir été déjà traité. La vanité est d'ailleurs un motif d'élection dans les recueils successifs des « Fables ».
Ceci dit, le héron en goguette ne passe pas pour un personnage de légende dans les fabliaux ou contes de fée. Même si La Fontaine cède quelquefois à l'attrait du plagiat, il sait également tenir à distance les emprunts au goût quelque peu frelaté. On peut constater des emprunts. Le fabuliste ne ferait rien d'autre que citer ?
Il y a de quoi mettre à mal l'analyse critique, au point de laisser le mot de la fin à La Bruyère : « Tout est dit, et l'on vient trop tard ». Ce récit animalier pourrait puiser tout autant dans les contes que dans la mythologie populaire. Sauf que sa singularité s'affirme ici pleinement, en faisant éclore ainsi ce personnage :
Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d'un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours ;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord ; l'oiseau n'avait qu'à prendre.
Mais il crut mieux faire d'attendre
Qu'il eût un peu plus d'appétit :
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments, l'appétit vint : l'Oiseau,
S'approchant du bord, vit sur l'eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s'attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le Rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit‑il, moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend‑on ? »
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
« Du goujon ! c'est bien là le dîner d'un Héron !
J'ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! »
Il l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Livre VII - fable IV - 1678
1. L'art de la description : un chef d'½uvre d'épure...
Le récit oscille tout entier entre le conte et la poésie pastorale. A la lisière de la fable, émerge le complément circonstanciel « un jour », qui s'apparente aux préambules des contes (« il était une fois », « il y avait autrefois », en allemand « in den alten Zeiten », etc...). La narration ne lasse pas, à aucun moment. Elle suit scrupuleusement un scénario alerte, scandé par un tempo étudié et émaillé de monologues. Les intrigues secondaires ne viennent jamais nuire à la cohérence de la narration. L'auteur dévide implacablement le fil des épisodes. Il faut du rythme pour faire rire, pour nous entraîner dans la jubilation d'une lecture sans pause, où les titres s'enchaînent nerveusement.
1.1. L'aurore aux doigts de rose : un décor idyllique, la placidité du locus amoenus homérique
Dès les premiers vers, La Fontaine plante le décor : un espace qui semble ravir tout un chacun : une petite rivière qui serpente dans la campagne, roulant par larges ondes diaphanes, les édéniques premières heures de l'aube, les buées matinales. Un milieu apaisé, hospitalier même, généreux en ressources. Un paysage paisible où le simple clapotis de l'eau semble générer la sérénité. Un tableau que l'on pourrait découvrir sur un pont, armé de sa canne à pêche, ou du haut d'un talus dominant les berges. Un terrain bien familier pour le héron aussi, puisqu'il s'agit de son territoire de chasse ! Si l'on s'en tenait à la gloutonnerie des hérons, qui elle, n'est pas une fable, la petite rivière grouillant d'alevins, de chevesnes et goujons, pourrait prendre l'allure d'un vaste abattoir. Mais non. La Fontaine en décide autrement.
Peu pressé, il prend soin de décrire de manière embellie et strictement stylisée une nature champêtre, faisant surgir, tout à trac, à l'orée du bois, un héron. On s'imagine cet oiseau s'ébrouant magnifiquement dans les friches, parmi les roseaux des marais. Se dégourdissant les pattes sur les rives d'un limpide ruisseau. Un cours d'eau le plus placide qui soit, d'où va émerger, tout au long de la fable, une faune étonnamment foisonnante. Tout le gratin subaquatique pointe son nez ! C'est un peu le comptoir des foires aux bonbons !
Le ton s'oblige excessivement pour rendre cette nature accueillante, bienveillante, nous invitant à un festin paradisiaque. Ou qui pourrait vanter les vertus de la vie au grand air. Le décor paradisiaque rappelle celui des jardins de Calypso. Son évocation conjugue certaines réminiscences homériennes, virgiliennes ou ovidiennes. La nature est présentée comme un jardin florissant, luxuriant. Un jardin resplendissant, enchanteur, qui n'aurait rien à envier à celui d'Alkinoos. Ou à la poésie du terroir d'un Saint-Amant...
La Fontaine ne manque pas d'introduire du pittoresque dans ce décor minimaliste. Une carpe dont on connaît la lenteur de sa nage, plutôt valétudinaire, paraît décidée à briser la morosité ambiante en tourbillonnant à tout berzingue (« Ma commère la carpe y faisait mille tours »). Un train d'enfer !
Certaines formulations faites de bric et de broc (« ma commère la Carpe », « le brochet son Compère ») pourraient rappeler des anecdotes du passé, des histoires personnelles. On peut s'autoriser des excursions hors sujet... On pense à certains mots d'esprit de l'époque, que la postérité a retenu avec complaisance. Il pourrait s'agir, pourquoi pas, d'un emprunt à une célèbre lettre de Vincent Voiture adressée au duc d'Enghien, le futur Prince de Condé, pour le féliciter d'un fait de guerre. « La lettre de la Carpe au Brochet » est une épître qui célèbre, après la victoire de Rocroy en 1643, un autre épisode de la guerre de Trente Ans (1618-1648), à savoir le franchissement du Rhin par ce cousin du roi Louis XIV. Les hypocorismes de la fable (« commère », « compère » avec le sens de marraine, parrain) se justifieraient par ce pillage textuel de la correspondance de Voiture. On sait que ce protégé de Richelieu avait participé à un bal masqué où il était lui-même déguisé en carpe et le Grand Condé en brochet... Il pourrait s'agir également d'une allusion au libertinage, la frivolité de ce courtisan et du duc d'Enghien étant légendaire. Sauf que l'on ne voit pas trop en quoi cette visibilité biographique pourrait changer les événements qui se produisent dans la fable. En revanche, la lettre de Voiture insiste sur la bravoure du général, comparé à un « terrible brochet » qui n'aurait pas même « perdu une seule écaille » pendant ladite traversée. Ces extrapolations dont l'impulsion n'a rien de décisif peuvent nous mettre à la merci d'une interprétation forcée...
Mais revenons à notre carpe. La lenteur de ce poisson trapu, comparable à celle des tortues de mer, est pourtant légendaire. Un château de la Loire, bâti sur une île de l'Indre, nous en donne un parfait aperçu. Les douves du château d'Azay-le-Rideau, entourées d'une fausse braie, sont pleines de carpes dont on peut observer la nage particulièrement placide ! Rappelons que les fossés des demeures seigneuriales servaient de vivier pour ces poissons de rivière, qui s'invitaient de bon gré à la table des rois. Et que les filets de carpe étaient considérés jadis comme un mets luxueux, et ceci dès l'époque romaine.
Quoi qu'il en soi, la description de la carpe se révèle particulièrement savoureuse dans les vers de La Fontaine. D'une humeur enjouée et vagabonde, remuant fébrilement de la nageoire, cette carpe poursuit de ses assiduités son « compère », le brochet. Il ne viendrait à personne l'idée qu'une carpe puisse accompagner avec un tel acharnement les bonds rapides du brochet, un féroce carnivore qui ne ferait qu'une misérable bouchée de ce congénère cacochyme. La probabilité d'une telle rencontre paraît bien mince : on ne voit pas la carpe frayer sa piste en compagnie de ce prédateur insatiable qui en ferait avec plaisir son quatre heures. La carpe est foncièrement passive, c'est un poisson très méfiant, et grégaire, qui se réfugie au fond de l'eau où elle aime s'engourdir le plus clair de son temps. A l'opposé du brochet, réputé pour vivre en solitaire dans les eaux vives où il s'y déplace avec une rapidité vertigineuse. C'est un animal puissant, un carnassier dangereux, particulièrement agressif, et même parfois cannibale ! Autant dire, fort peu sympathique...
Mais il en va ainsi dans la fable. Un genre narratif qui tient obstinément à la nature délibérément fictive de ses intrigues. Des intrigues qui n'évitent pas l'invraisemblance, et au mieux, la mièvrerie. D'où l'apparition de ce couple si peu prévisible. Drôle de tandem que ces deux poissons d'eau douce, qui, d'habitude, s'observent en chiens de faïence !
Les incongruités ne manquent pas dans l'½uvre de La Fontaine ! Dans la « Cigale et la Fourmi », le fabuliste met en scène une cigale qui va « crier famine » en réclamant à la fourmi « quelque grain pour subsister ». Quelle idée saugrenue, alors que dans le milieu naturel, ce sont les jeunes cigales qui régalent les fourmis en se faisant dévorer. Sans oublier que les fourmis se repaissent volontiers de leurs déjections, ou de leurs cadavres ! N'est pas Réaumur qui veut...
Dans le fond, La Fontaine s'amuse. Avec les mots qui s'imprègnent de colorations sémantiques inattendues, surtout dans les énoncés hypocoristiques (« Ma commère la Carpe [...] avec le Brochet son compère »). Le fait de se comporter en « commère » ou en « compère » implique des bavardages incessants sur toutes sortes de sujets. Or, les animaux sont habituellement privés de l'usage de la parole et plus particulièrement la carpe considérée comme taiseuse (« être muet comme un poisson, comme une carpe »).
Le héron, quant à lui, est surnommé le requin d'eau douce par les pêcheurs. Il est peu concevable que tous ces poissons se donnent le mot pour se placer au plus près de leur prédateur (« tous approchaient du bord... »). Visiblement, peu doués pour flairer l'odeur du sang, ils n'ont pas l'air d'évaluer vraiment l'étendue de la férocité du héron. Dans l'autre sens, il en va de même pour le menu fretin que l'oiseau carnassier tient pour négligeable...
L'inattendu peut aussi se manifester au détour d'un vers, dans une figure de style (l'anticatastase qui fait passer les fonds vaseux pour de belles « demeures »). Ou dans la construction d'une phrase (« L'oiseau vit sur l'eau... »). On n'imagine pas que des poissons puissent manier l'aviron, ou faire du rase-mottes sur la surface de l'eau !

cliché du photographe belfortin Gilles Pincemaille
On ne prétendra pas à l'indéniable virtuosité de cette entrée en matière, infiniment banale. Bien au contraire. Voltaire la trouvait « ignoble ». La Fontaine, au sommet de son talent, ne renonce pas aux artifices d'une narration clinquante, c'est évident. Un clinquant qu'on discerne notamment dans les emplois métonymiques (« l'onde était transparente... »). Rien ne vient assombrir la fête dans cet éden à portée de main, où la présence assidue et en nombre de ces pacifiques bestioles permet de contenter ou de rassurer tout le monde. Pourrait-il s'agir d'un trompe-l'½il ?
Il n'en reste pas moins que ce tableau pastoral, complètement anodin, fournit l'impulsion de la narration. Il donne l'impression de faire signe. Il se révèle très vite trompeur car l'important est ailleurs. Le décor, farci de clichés, remplit une fonction essentielle. Elle consiste à établir une relation entre l'abondance de la nature et la finitude de la vie humaine. Tout tient finalement dans cette collision des contraires. Entre l'abondance offerte au-jour-le-jour et la répugnance pour l'aliment. La Fontaine fait coexister dans le même plan ces deux états contraires. L'aversion du héron, pleine de raideur, le pousse à se détourner de ces ressources naturelles.
1.2. La dextérité picturale du portrait silhouette...
Le portrait silhouette n'a rien de morcelé, ni d'incertain : il survole son modèle à gros traits. Tout juste peut-on parler d'une esquisse, d'une ébauche, d'un croqueton. Inutile de se suspendre sans relâche à la recherche du sens du détail. Peu soucieux du raffinement, ce type de portrait s'allie à un art de l'ellipse. D'un trait sobre et acéré, l'écrivain met à nu le mauvais penchant de son personnage. Il révèle chez lui, non sans une pointe de jubilation, le seul point saillant qui mérite d'être observé. Très vite, les jeux sont faits. En deux vers, l'affaire est expédiée : « Un jour, sur ses longs pieds, alloit, je ne sais où, // Le Héron au long bec emmanché d'un long cou ».
Voilà donc posé ce petit coin de la campagne où rien ne se passe, ou presque. Un endroit sans histoire ni identité particulières. C'est la règle dans les contes et les fables. Autant dire une province dormante, jusqu'à ce qu'un événement, souvent minime, vienne ébrécher la paisible trame du quotidien. L'effet de surprise est obtenu grâce à la dilatation des vers, mais surtout à l'enjambement (rejet du second vers où « le héron » se trouve en position de sujet inversé). Une surprise toute relative puisque l'animal se pointe là où on l'attend.
Du plus loin qu'on l'aperçoit, on distingue l'animal par sa manière d'aller « sur ses longs pieds », autrement dit cum pedibus jambis. Si l'on veut bien lui prêter attention, le pléonasme ne sert à rien sauf à redire ce qu'il dit déjà. Néanmoins, cette figure du renforcement tautologique pourrait faire ressortir avec plus de grandiloquence la prestance de l'échassier. La figure du héron se détache nettement en raison de ses longues pattes et de sa silhouette filiforme. Ce qui lui donne de l'allure. Une allure presque teintée de grâce quand il se prend à l'illusion de sa contenance en dodelinant de la tête. Le rythme des vers, qui repose sur l'alternance de dissyllabes et de quadrisyllabes, mime en quelque sorte la démarche de l'animal.

« ... un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où... »
peinture sur toile de Paul Alves
L'animal est longiligne, il a le corps droit, ce qui suggère d'emblée un tempérament altier. Avec son « long cou », l'animal paraît se hausser du col si l'on cherchait à le comparer à un humain. La Fontaine possède le don des portraits incisifs, il connaît l'art de croquer son monde. Pour décrire le cou élancé et svelte de l'animal, il recourt à une métaphore qui l'assimile à un manche d'outil (image suggérée par la construction avec le participe passé « emmanché »). Le fabuliste opte pour le jeu de mots relevant du comique grotesque. De plus, l'image hyperbolique du manche tend à assimiler l'oiseau à une marionnette articulée, à un pantin, tout en rendant plus vigoureuse la drôlerie du trait.
La récurrence des assonances, du fait de la répétition de l'adjectif « long », contribue à l'amplification du propos. Cette cellule phonique que l'on retrouve dans la succession des mots - héron-long-poisson-goujon-limaçon-leçons - tisse le récit de manière sinueuse.
Ces sonorités s'appellent les unes les autres, elles instaurent une correspondance troublante avec le pronom indéfini « on ». Un marqueur énonciatif faisant émerger dans certains contextes l'idée d'une survalorisation de soi. D'autre part, la présence du narrateur se fait ressentir grâce aux modalisateurs de l'énoncé (« ma commère », « je ne sais où », « aisément »). Les techniques scénaristiques de la fiction tendent à faire incarner à l'animal une personnalité. Sa manière d'agir fait référence à une conduite humaine. D'autant plus que le fabuliste le dote de la capacité de parler... On peut donc légitimement en déduire que l'auteur s'attache à reproduire un modèle réel, à cerner un type d'individu.
2. Le jeu de la personnification
2.1. Un riche matériau comique, mais aussi une manière métaphorique de figurer une personnalité...
Qu'il s'agisse d'animaux de poil et de plume, voire d'ustensiles domestiques, La Fontaine en dégage une personnification d'un vice, d'un défaut. Dans ses fables animalières, il fait usage de ce stratagème : il laisse le lecteur établir un lien entre la figure représentée et ce qu'elle peut signifier. Dans l'ouverture d'une autre fable double, La Fontaine nous fait part de sa réflexion sur l'art du fabuliste, nous rappelant qu'il ne s'agit pas de « conter pour conter », à la va-vite : « Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être ; // Le plus simple animal nous y tient lieu de maître. // Une morale nue apporte de l'ennui : // Le conte fait passer le précepte avec lui » (« Le Pâtre et le Lion » - « Le Lion et le Chasseur » - fables I et II du Livre VI). Le metteur en scène animalier opère une simplification du personnage, mais sans jamais sacrifier à leur identité : « nombre de gens fameux en ce genre ont écrit. // Tous ont fui l'ornement et le trop d'étendue » (ibid). Cette « élégance laconique » qu'il revendique dans ce même prologue, repose sur des principes simples. Les attitudes et postures doivent être composées avec soin. Le récit doit reposer sur une intrigue sans accidents farfelus qui en retarderaient le dénouement.
Si l'espace importe peu dans « Le Héron », comme dans la fable suivante d'ailleurs, en revanche, le temps joue un rôle primordial. Parce que l'enchaînement des faits, des événements, doit tendre vers la leçon moralisatrice.
Dans sa dédicace à Monsieur le Duc de la Rochefoucauld, il tient à prouver que « L'homme agit et il se comporte // En mille occasions, comme les animaux » (« Les Lapins » - fable XIV - Livre X). Les références n'en finissent pas de se bousculer dans l'esprit des lecteurs. Ces allégories animales s'apparentent à un vaste répertoire de la vie quotidienne, qui vient restituer la saveur d'une époque. Rien ne vient démentir cette impression. Dans cette « ample Comédie à cent actes divers, // Et dont la scène est l'Univers // Hommes, Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle » (« Le Bûcheron et Mercure », Fable I, Livre V).
Dans le « Laboureur et ses enfants », la morale évoque une vertu fondée sur l'activité de travail : « Travaillez, prenez de la peine : C'est le fonds qui manque le moins ». Cette fable humaine, inspirée d'Esope, ne recule pas devant la conclusion définitive « que le travail est un trésor » (Fable IX, Livre V). Dans cet « univers », qui doit être entendu ici comme la société des hommes, il en restera bien un pour manier la binette et la fourche. A chacun de se mettre à la tâche à corps perdu. Gare aux baltringues et aux fainéants ! On s'en aperçoit, la morale ne marie pas des concepts trapus...
Dans les fables animalières, il en va autrement. Elles portent la marque de l'anthropomorphisme. On le sent, dans ses bestiaires, La Fontaine nous propose un portrait aiguisé de ses contemporains. Du fait de la personnification, le lecteur projette sur l'animal ses propres sentiments ou émotions.
Dans « Le Héron », le lecteur peut, dans un premier temps, se figurer le profil droit, élancé, de l'oiseau. Les expressions personnifiantes ne manquent pas. Même le rythme des premiers vers, faisant alterner dissyllabes et quadrisyllabes, paraît mimer la démarche pontifiante du héron.
Du haut de ses échasses, le héron semble placé sur un promontoire. Il possède au plus haut degré de perfection la faculté de se tenir perché.

Héron cendré
On le sait : il ne nage pas. Le plus souvent, il marche posément, ne dépassant jamais ce train de sénateur pour mieux guetter sa proie. Immobile au moment de la capture, il détend son cou comme un ressort pour transpercer la proie convoitée avec une prouesse toute arthurienne. Son bec effilé, tranchant comme une épée, lui permet de poignarder sa proie et de l'embrocher.
2.2. Le héron, un infatigable moulin à paroles : un lamento victimaire désopilant...
Il ne se passe pas grand-chose dans cette fable, on l'a dit. L'enragement du héron va accentuer le contraste avec ce lieu calme et reposé. Contraste qui rend plus manifeste l'ambition du fabuliste. Tout au début, l'oiseau arpente les lieux et semble peu satisfait de l'état du monde.
Le héron paraît se demander ce qu'il fait là... Il s'éloigne de la rive sans plus se préoccuper de ces proies décidément bien consentantes (« Tous approchaient du bord, l'oiseau n'avait qu'à prendre »). Le pronom indéfini « tous » indique un surenchérissement des promesses. Il laisse soupçonner une tablée remuante. De quoi régaler l'oiseau de proie.
Le brochet avec sa bonne amie compatissante n'en finissent pas d'ondoyer bras dessus bras dessous, sans compter toute la poissonnaille qui flâne le long de la berge. La « rivière » fait davantage penser à un bocal de poissons rouges qu'à un cours d'eau.
Le syntagme prépositionnel « après quelques moments » permet de ne pas trop étirer les moments digressifs. L'appétit le tenaille. S'ensuit alors un tollé qui rend la stérile fureur du héron plus sensible et surtout plus cocasse. Les ruptures vont bon train. Sa protestation d'indignation est à couper le souffle. On se délecte à suivre les récriminations de cet animal, lequel n'en peut mais. Il ne se satisfait guère de l'achalandage. Pour un peu, si on lui prêtait un comportement humain, on penserait qu'il agit comme un convive qui taperait sur la table.
Au gré des soubresauts du soliloque, la phrase sans cesse recommencée charrie de manière ramassée les objurgations du héron qui se lance dans une véhémente diatribe, allant jusqu'à maudire et injurier les divinités célestes. Avec un emballement revanchard, il affiche une vanité présomptueuse sans se soucier des bornes à ne pas franchir : « J'ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! ». Par bravade, il va jusqu'à affronter la fureur des dieux en les injuriant copieusement, de manière ostentatoire. Les vers, truffés d'oralité, se relancent les uns les autres, mêlant l'acrimonie à l'indignation. Jamais à bout de souffle sur les fins de phrase, les protestations insufflent le tempo. Le ressassement ombrageux est le propre des obsessions qui s'énoncent par un idéal d'exigence vis à vis de soi-même. La litanie des exclamatives exprime l'entêtement maniaque du personnage. Le héron fait partie de ceux qui ne tiennent pas leur langue. C'est un chicaneur rabat-joie, qui prend un malin plaisir à dégoiser. La fatuité infecte tout son discours. Par les vocalisations animales, La Fontaine restitue la spécificité d'une voix humaine.
Les propositions interrogatives, où le pronom tonique « moi » fait office d'outil introducteur, affichent une proximité de nature avec la modalité exclamative : « Moi, des tanches ! dit‑il, moi, Héron, que je fasse // Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend‑on ? ». Les séquences exclamatives trahissent l'impossibilité pour le héron de se mettre à la place des autres. Celui-ci est plus disponible à ses désirs qu'au souci d'autrui ou à toute autre chose. Avec toute la morgue de sa majesté, de sa grâce altière, il se donne de l'allant pour se faire valoir. L'écriture cavale avec fébrilité lorsqu'il s'agit de montrer en action un précepte moral : « Ne soyons pas si difficiles ! ». Pour rendre l'animal plus humain, au point d'incarner un personnage allégorique, La Fontaine met en scène un déchaînement pulsionnel. Le héron, poussé à bout, débite un opprobre social. Il enchaîne des réparties qui présentent un caractère outré. Tout cela est sans réplique.
L'air de rien, La Fontaine nous suggère que tous les matins seront perdus pour ce personnage. Par-delà le mirage de la fausse grandeur, derrière les poses de grand seigneur, la manière affectée de parler (le recours aux subjonctifs), il n'y a rien. Rien de plus qu'une vexation d'amour-propre. Le héron se laisse prendre au mirage de l'illusion. Il essuie des déconvenues. D'où ces brusques percées de la déception : « moi, héron, que je fasse une si pauvre chère ? ». Et il n'est jamais au bout de celles-ci. Pour la bonne raison que cette attitude renfrognée oriente sans interruption son rapport au monde. On ne trouve aucune grandeur à ses grimaces rechignées.
Indéniablement, la fable porte sur l'égarement, sinon sur une forme de folie. Cette folie des grandeurs laissant supposer que l'insatiable appétit se trouve ailleurs qu'à table. Le héron entretient avec son entourage une relation d'exaspération. Il ronchonne, et pas qu'un peu... Le portrait dressé est celui d'un être scindé, à la personnalité délirante. La Fontaine théâtralise les moments de délire du héron. Il esthétise sa folie en mettant en scène un monologue batailleur que rien ne vient interrompre. Le fou, c'est d'abord et surtout celui qui rumine, qui se parle à lui-même, celui qui est sans interlocuteur. Le récit n'échappe pas à un diagnostic plus global : les fables s'apparentent à un herbier psychotique où les protagonistes se laissent porter par leur exaltation obsessionnelle ou maniaque.
Quoi qu'il en soit, tout se termine en queue de poisson. Le chaos qui s'ensuit s'ouvre sur un monde à l'arrêt. Comme dans « La Cigale et la Fourmi », tout vient à manquer : « pas un seul petit morceau, de mouche ou de vermisseau » à faire descendre par le gosier. Le héron va se montrer moins regardant. Mais il ne revient pas bredouille. En remuant la vase, il trouve une pépite ! Un limaçon crapoteux et baveux... Non pas une limace, mais un minuscule escargot. Au XVIIème, le mot « limaçon » vaut pour les gastéropodes à coquille et notamment les petits gris. La Fontaine rend compte avec un air amusé de ce festin de roi, si l'on s'en tient aux observations ironiques du narrateur (« il fut tout heureux et tout aise... »). Notre héron devra se contenter de ce ravitaillement frugal. Pas de quoi rassasier sa faim.
Le lecteur finirait par se convaincre que le fabuliste raconte une histoire, simplement. Qu'il invente de fabuleux personnages dont le destin prospère dans l'invraisemblance.... L'opération demande beaucoup de crédulité de la part du lecteur ! Pourtant, à y regarder de plus près, très vite les choses paraissent moins simples... La manière de La Fontaine de travailler les motifs et leur répétition dans son ½uvre s'efforce à montrer, avec constance, que l'être humain fait partie d'un tout universel. Pas étonnant que certaines expressions farfouillent dans les lieux communs de la personnification (« sur ses longs pieds », « long cou », etc...).
Une lecture particulièrement attentive permet de découvrir les liens entre le tissu narratif et les motifs qui structurent le texte. Le héron rejoint le panthéon grotesque des individus contrefaits par la caricature. Reconnaissables ou non... A cela près que toute référence à un personnage historique restera gommé.
3. Une fable qui tisse un réseau de signes et de coïncidences...
Le travail du décryptage relève d'une forme de relecture créatrice. Si l'on modifie l'angle d'approche, les choses apparaissent sous un jour nouveau. En sillonnant l'histoire médiévale, l'analyse de texte peut prendre d'autres directions. Elle peut prendre l'allure d'une enquête sur les m½urs du Grand Siècle. Sans prendre le risque de se perdre dans l'examen des intentions véritables de l'auteur...
3.1. La distinction ou l'habitus mondain
On peut affirmer sans ambages que dans « Le Héron », La Fontaine n'établit pas un parallèle entre les humains et les bêtes. Dans les fables animalières qui mettent en avant une totale assimilation entre l'animal et l'être humain, les pulsions des bêtes pourraient être le reflet des passions humaines. Leurs réactions pourraient être celles d'un homme. Dans « Le Héron », très clairement, ce n'est pas le cas. C'est même l'inverse qui se produit : La Fontaine dépeint l'homme sous les traits de cet oiseau. L'animal-personnage de La Fontaine s'introduit comme une personnalité propre et non pas accessoirement comme un élément de comparaison. Le héron ne fait pas partie des modèles récurrents, comme les rats et souris, les ânes, les renards et les lions, les boucs, brebis, chèvres et moutons. Il partage ce rare privilège avec l'écureuil, autrement dénommé le « fouquet ». Dans « Le Renard et l'Ecureuil », une fable qui a longtemps circulé sous le manteau, l'animal s'approchant du faîte cherche à atteindre « les lieux hauts et voisins de la foudre ». Le vers fait allusion à la devise de son ami et mécène Nicolas Fouquet : « quo non ascendam ? ».
Revenons à notre fable. Tout ce qui s'offre à nous dans ce texte nous permet de distinguer les valeurs raffinées de l'aristocratie. La principale occupation de cette classe sociale est de se divertir. De tuer le temps. Dès la première lecture, on pense à des gens de la noblesse, de la plus haute volée. Des aristocrates dispendieux, qui mènent un train de vie le plus luxueux du monde. Des individus qui peuvent donner l'impression d'être des grands du royaume. Des courtisans jamais satisfaits, qui empoisonnent la vie du roi Louis XIV. Des individus un peu cuistres sans autre relation à leur entourage que le contentement de soi.
Comme souvent dans l'imaginaire narratif de La Fontaine, le personnage, qu'il s'agisse d'un animal ou d'un être humain, n'a d'autre choix que de subir les saillies de son portraitiste. Le fabuliste, sachant l'art de régler ses comptes, agit de franc jeu. Impossible de ne pas se laisser aller à la gaieté hilare. Les émotions du lecteur partent en éclats de rire... La fable et sa puissance subversive sont tapies dans la simplicité qu'affiche l'entrée en scène de l'animal. La naïveté travaillée de la phrase contribue à cette simplicité. Et puis, tout tourne aussi autour de la pure bêtise. Celle-ci désigne un rapport à soi-même, une façon de coller à ses propres préjugés. Au point de devenir sourd aux vues d'autrui. L'emphase outrée qui imprègne les péroraisons du héron montre de l'arrogance. Une arrogance qui le comble d'aise par ailleurs.
La fin, celle d'un ratage, semble écrite d'avance. Amer est le constat. Il faut savoir se contenter de peu. La prescription, aiguisée par les références antiques, a traversé les siècles. Cette règle de conduite pourrait servir de modèle d'une sagesse politique. Un modèle qui rejoindrait celui du dépassement moral. Celui du héros cornélien. On peut percevoir une grandeur d'âme dans cette leçon d'humilité. Humilité - et non pénitence - qui pourrait être incarnée par Vauban, maréchal de France de Louis XIV. Une vertu éthique qui s'oppose en tout point à l'idéologie nobiliaire de la Fronde, à l'allégresse héroïque (ou prétendue telle) d'une aristocratie belliqueuse. La fable conduit le lecteur à changer son rapport au monde, ou ses projets de vie. Il en est ainsi. C'est la raison pour laquelle on se rend compte que les frontières entre la fiction et la réalité sont poreuses. Avec une maîtrise impeccable, La Fontaine brouille les repères entre celles-ci. Mais dans le même temps, il ne cache pas son jeu... Le héron peut être en effet quelqu'un d'autre qu'un oiseau échassier. Mais ce n'est pas n'importe qui pour autant. Comme nous l'avons dit, il campe le personnage de l'aristocrate.
On peut parcourir la composition du texte d'une autre manière, à la recherche d'autres formes reconnaissables. Si l'on tente d'établir des similitudes, si l'on ne veut pas s'empêcher de discerner quelques signes de reconnaissance, ce que l'on avait pris pour un oiseau cesse de l'être. Le héron, droit dans ses bottes, devient un élément figuratif, une image symbolique... Il symbolise les nobles en perruques poudrées, le monde des courtisans, de plus en plus aigris, obnubilés par leurs caprices.
Les virevoltes vindicatives de la Fronde ont profondément marqué le jeune dauphin, le futur Louis XIV. Il devra tenir tête aux caprices des suzerains, de leurs vassaux. La primauté de soi caractérise le système monarchique, borné par les droits féodaux. La fable est une manière pour La Fontaine de peindre la société à une époque donnée, celle du début de règne de Louis XIV.
Pourquoi choisir le héron comme modèle ? On peut avancer les hypothèses suivantes : le héron est un gibier d'honneur dans la vénerie. Un gibier d'apparat aux yeux des grands fauconniers. C'est une viande royale. Mais pas que. Oiseau de haut vol, au tempérament de feu, le héron s'élève jusqu'aux plus hautes altitudes. Il vole haut et à grande vitesse. Le naturaliste Buffon considérait son vol comme le plus brillant de la fauconnerie. Rien à voir avec le vol rasant de la perdrix. Cette chasse qu'on faisait avec des oiseaux de proie (faucons, tiercelets) était l'occupation favorite des nobles.
2.2. Le héron, un infatigable moulin à paroles : un lamento victimaire désopilant...
Il ne se passe pas grand-chose dans cette fable, on l'a dit. L'enragement du héron va accentuer le contraste avec ce lieu calme et reposé. Contraste qui rend plus manifeste l'ambition du fabuliste. Tout au début, l'oiseau arpente les lieux et semble peu satisfait de l'état du monde.
Le héron paraît se demander ce qu'il fait là... Il s'éloigne de la rive sans plus se préoccuper de ces proies décidément bien consentantes (« Tous approchaient du bord, l'oiseau n'avait qu'à prendre »). Le pronom indéfini « tous » indique un surenchérissement des promesses. Il laisse soupçonner une tablée remuante. De quoi régaler l'oiseau de proie.
Le brochet avec sa bonne amie compatissante n'en finissent pas d'ondoyer bras dessus bras dessous, sans compter toute la poissonnaille qui flâne le long de la berge. La « rivière » fait davantage penser à un bocal de poissons rouges qu'à un cours d'eau.
Le syntagme prépositionnel « après quelques moments » permet de ne pas trop étirer les moments digressifs. L'appétit le tenaille. S'ensuit alors un tollé qui rend la stérile fureur du héron plus sensible et surtout plus cocasse. Les ruptures vont bon train. Sa protestation d'indignation est à couper le souffle. On se délecte à suivre les récriminations de cet animal, lequel n'en peut mais. Il ne se satisfait guère de l'achalandage. Pour un peu, si on lui prêtait un comportement humain, on penserait qu'il agit comme un convive qui taperait sur la table.
Au gré des soubresauts du soliloque, la phrase sans cesse recommencée charrie de manière ramassée les objurgations du héron qui se lance dans une véhémente diatribe, allant jusqu'à maudire et injurier les divinités célestes. Avec un emballement revanchard, il affiche une vanité présomptueuse sans se soucier des bornes à ne pas franchir : « J'ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! ». Par bravade, il va jusqu'à affronter la fureur des dieux en les injuriant copieusement, de manière ostentatoire. Les vers, truffés d'oralité, se relancent les uns les autres, mêlant l'acrimonie à l'indignation. Jamais à bout de souffle sur les fins de phrase, les protestations insufflent le tempo. Le ressassement ombrageux est le propre des obsessions qui s'énoncent par un idéal d'exigence vis à vis de soi-même. La litanie des exclamatives exprime l'entêtement maniaque du personnage. Le héron fait partie de ceux qui ne tiennent pas leur langue. C'est un chicaneur rabat-joie, qui prend un malin plaisir à dégoiser. La fatuité infecte tout son discours. Par les vocalisations animales, La Fontaine restitue la spécificité d'une voix humaine.
Les propositions interrogatives, où le pronom tonique « moi » fait office d'outil introducteur, affichent une proximité de nature avec la modalité exclamative : « Moi, des tanches ! dit‑il, moi, Héron, que je fasse // Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend‑on ? ». Les séquences exclamatives trahissent l'impossibilité pour le héron de se mettre à la place des autres. Celui-ci est plus disponible à ses désirs qu'au souci d'autrui ou à toute autre chose. Avec toute la morgue de sa majesté, de sa grâce altière, il se donne de l'allant pour se faire valoir. L'écriture cavale avec fébrilité lorsqu'il s'agit de montrer en action un précepte moral : « Ne soyons pas si difficiles ! ». Pour rendre l'animal plus humain, au point d'incarner un personnage allégorique, La Fontaine met en scène un déchaînement pulsionnel. Le héron, poussé à bout, débite un opprobre social. Il enchaîne des réparties qui présentent un caractère outré. Tout cela est sans réplique.
L'air de rien, La Fontaine nous suggère que tous les matins seront perdus pour ce personnage. Par-delà le mirage de la fausse grandeur, derrière les poses de grand seigneur, la manière affectée de parler (le recours aux subjonctifs), il n'y a rien. Rien de plus qu'une vexation d'amour-propre. Le héron se laisse prendre au mirage de l'illusion. Il essuie des déconvenues. D'où ces brusques percées de la déception : « moi, héron, que je fasse une si pauvre chère ? ». Et il n'est jamais au bout de celles-ci. Pour la bonne raison que cette attitude renfrognée oriente sans interruption son rapport au monde. On ne trouve aucune grandeur à ses grimaces rechignées.
Indéniablement, la fable porte sur l'égarement, sinon sur une forme de folie. Cette folie des grandeurs laissant supposer que l'insatiable appétit se trouve ailleurs qu'à table. Le héron entretient avec son entourage une relation d'exaspération. Il ronchonne, et pas qu'un peu... Le portrait dressé est celui d'un être scindé, à la personnalité délirante. La Fontaine théâtralise les moments de délire du héron. Il esthétise sa folie en mettant en scène un monologue batailleur que rien ne vient interrompre. Le fou, c'est d'abord et surtout celui qui rumine, qui se parle à lui-même, celui qui est sans interlocuteur. Le récit n'échappe pas à un diagnostic plus global : les fables s'apparentent à un herbier psychotique où les protagonistes se laissent porter par leur exaltation obsessionnelle ou maniaque.
Quoi qu'il en soit, tout se termine en queue de poisson. Le chaos qui s'ensuit s'ouvre sur un monde à l'arrêt. Comme dans « La Cigale et la Fourmi », tout vient à manquer : « pas un seul petit morceau, de mouche ou de vermisseau » à faire descendre par le gosier. Le héron va se montrer moins regardant. Mais il ne revient pas bredouille. En remuant la vase, il trouve une pépite ! Un limaçon crapoteux et baveux... Non pas une limace, mais un minuscule escargot. Au XVIIème, le mot « limaçon » vaut pour les gastéropodes à coquille et notamment les petits gris. La Fontaine rend compte avec un air amusé de ce festin de roi, si l'on s'en tient aux observations ironiques du narrateur (« il fut tout heureux et tout aise... »). Notre héron devra se contenter de ce ravitaillement frugal. Pas de quoi rassasier sa faim.
Le lecteur finirait par se convaincre que le fabuliste raconte une histoire, simplement. Qu'il invente de fabuleux personnages dont le destin prospère dans l'invraisemblance.... L'opération demande beaucoup de crédulité de la part du lecteur ! Pourtant, à y regarder de plus près, très vite les choses paraissent moins simples... La manière de La Fontaine de travailler les motifs et leur répétition dans son ½uvre s'efforce à montrer, avec constance, que l'être humain fait partie d'un tout universel. Pas étonnant que certaines expressions farfouillent dans les lieux communs de la personnification (« sur ses longs pieds », « long cou », etc...).
Une lecture particulièrement attentive permet de découvrir les liens entre le tissu narratif et les motifs qui structurent le texte. Le héron rejoint le panthéon grotesque des individus contrefaits par la caricature. Reconnaissables ou non... A cela près que toute référence à un personnage historique restera gommé.
3. Une fable qui tisse un réseau de signes et de coïncidences...
Le travail du décryptage relève d'une forme de relecture créatrice. Si l'on modifie l'angle d'approche, les choses apparaissent sous un jour nouveau. En sillonnant l'histoire médiévale, l'analyse de texte peut prendre d'autres directions. Elle peut prendre l'allure d'une enquête sur les m½urs du Grand Siècle. Sans prendre le risque de se perdre dans l'examen des intentions véritables de l'auteur...
3.1. La distinction ou l'habitus mondain
On peut affirmer sans ambages que dans « Le Héron », La Fontaine n'établit pas un parallèle entre les humains et les bêtes. Dans les fables animalières qui mettent en avant une totale assimilation entre l'animal et l'être humain, les pulsions des bêtes pourraient être le reflet des passions humaines. Leurs réactions pourraient être celles d'un homme. Dans « Le Héron », très clairement, ce n'est pas le cas. C'est même l'inverse qui se produit : La Fontaine dépeint l'homme sous les traits de cet oiseau. L'animal-personnage de La Fontaine s'introduit comme une personnalité propre et non pas accessoirement comme un élément de comparaison. Le héron ne fait pas partie des modèles récurrents, comme les rats et souris, les ânes, les renards et les lions, les boucs, brebis, chèvres et moutons. Il partage ce rare privilège avec l'écureuil, autrement dénommé le « fouquet ». Dans « Le Renard et l'Ecureuil », une fable qui a longtemps circulé sous le manteau, l'animal s'approchant du faîte cherche à atteindre « les lieux hauts et voisins de la foudre ». Le vers fait allusion à la devise de son ami et mécène Nicolas Fouquet : « quo non ascendam ? ».
Revenons à notre fable. Tout ce qui s'offre à nous dans ce texte nous permet de distinguer les valeurs raffinées de l'aristocratie. La principale occupation de cette classe sociale est de se divertir. De tuer le temps. Dès la première lecture, on pense à des gens de la noblesse, de la plus haute volée. Des aristocrates dispendieux, qui mènent un train de vie le plus luxueux du monde. Des individus qui peuvent donner l'impression d'être des grands du royaume. Des courtisans jamais satisfaits, qui empoisonnent la vie du roi Louis XIV. Des individus un peu cuistres sans autre relation à leur entourage que le contentement de soi.
Comme souvent dans l'imaginaire narratif de La Fontaine, le personnage, qu'il s'agisse d'un animal ou d'un être humain, n'a d'autre choix que de subir les saillies de son portraitiste. Le fabuliste, sachant l'art de régler ses comptes, agit de franc jeu. Impossible de ne pas se laisser aller à la gaieté hilare. Les émotions du lecteur partent en éclats de rire... La fable et sa puissance subversive sont tapies dans la simplicité qu'affiche l'entrée en scène de l'animal. La naïveté travaillée de la phrase contribue à cette simplicité. Et puis, tout tourne aussi autour de la pure bêtise. Celle-ci désigne un rapport à soi-même, une façon de coller à ses propres préjugés. Au point de devenir sourd aux vues d'autrui. L'emphase outrée qui imprègne les péroraisons du héron montre de l'arrogance. Une arrogance qui le comble d'aise par ailleurs.
La fin, celle d'un ratage, semble écrite d'avance. Amer est le constat. Il faut savoir se contenter de peu. La prescription, aiguisée par les références antiques, a traversé les siècles. Cette règle de conduite pourrait servir de modèle d'une sagesse politique. Un modèle qui rejoindrait celui du dépassement moral. Celui du héros cornélien. On peut percevoir une grandeur d'âme dans cette leçon d'humilité. Humilité - et non pénitence - qui pourrait être incarnée par Vauban, maréchal de France de Louis XIV. Une vertu éthique qui s'oppose en tout point à l'idéologie nobiliaire de la Fronde, à l'allégresse héroïque (ou prétendue telle) d'une aristocratie belliqueuse. La fable conduit le lecteur à changer son rapport au monde, ou ses projets de vie. Il en est ainsi. C'est la raison pour laquelle on se rend compte que les frontières entre la fiction et la réalité sont poreuses. Avec une maîtrise impeccable, La Fontaine brouille les repères entre celles-ci. Mais dans le même temps, il ne cache pas son jeu... Le héron peut être en effet quelqu'un d'autre qu'un oiseau échassier. Mais ce n'est pas n'importe qui pour autant. Comme nous l'avons dit, il campe le personnage de l'aristocrate.
On peut parcourir la composition du texte d'une autre manière, à la recherche d'autres formes reconnaissables. Si l'on tente d'établir des similitudes, si l'on ne veut pas s'empêcher de discerner quelques signes de reconnaissance, ce que l'on avait pris pour un oiseau cesse de l'être. Le héron, droit dans ses bottes, devient un élément figuratif, une image symbolique... Il symbolise les nobles en perruques poudrées, le monde des courtisans, de plus en plus aigris, obnubilés par leurs caprices.
Les virevoltes vindicatives de la Fronde ont profondément marqué le jeune dauphin, le futur Louis XIV. Il devra tenir tête aux caprices des suzerains, de leurs vassaux. La primauté de soi caractérise le système monarchique, borné par les droits féodaux. La fable est une manière pour La Fontaine de peindre la société à une époque donnée, celle du début de règne de Louis XIV.
Pourquoi choisir le héron comme modèle ? On peut avancer les hypothèses suivantes : le héron est un gibier d'honneur dans la vénerie. Un gibier d'apparat aux yeux des grands fauconniers. C'est une viande royale. Mais pas que. Oiseau de haut vol, au tempérament de feu, le héron s'élève jusqu'aux plus hautes altitudes. Il vole haut et à grande vitesse. Le naturaliste Buffon considérait son vol comme le plus brillant de la fauconnerie. Rien à voir avec le vol rasant de la perdrix. Cette chasse qu'on faisait avec des oiseaux de proie (faucons, tiercelets) était l'occupation favorite des nobles.

David Teniers le Jeune : la chasse au héron
avec l'archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg
(tableau peint entre 1652 et 1656)
Le XVIIème siècle est l'âge d'or de la chasse à vol qui connaît son apogée sous le règne de Louis XIII. Les Maîtres fauconniers s'emploient au dressage des oiseaux de proie (l'affaitage) et organisent les chasses royales à travers les verdures de haute lice. La Fauconnerie du Cabinet du Roi (installée en 1670 sur le versant de la vallée de la Mauldre par Louis XIV) compte un large échantillon de rapaces. Notamment des oiseaux de bas vol, comme les autours et les éperviers, qui chassent en rase-mottes, qui attaquent ce qui rase le sous-bois. Mais aussi des hobereaux, busards, milans, buses et gerfauts, tenus au poing sur un gantelet de cuir. Pour chasser le héron, on avait recours au faucon pèlerin, un oiseau de haut vol, qui traque sa proie en altitude. Une qualité indispensable, car le héron est un grand planeur, capable de s'élever dans le ciel à des hauteurs que le faucon ne parvient pas à atteindre. C'est pourquoi cette chasse était la plus spectaculaire. Et surtout la plus dangereuse. On avait besoin d'un luxueux équipage, de gens de pied, et de trois faucons chassant haut pour venir à bout de l'échassier. Les deux premiers pour le fatiguer et l'empêcher de gagner les hauteurs, le troisième pour fondre sur lui et porter l'estocade. Lorsque le héron était à terre, à moitié estourbi, il pouvait se montrer particulièrement impétueux. La lutte au sol pouvait être périlleuse pour les chasseurs et les faucons, car son issue était incertaine. Le bec du héron, en forme de dague, était capable de rivaliser avec l'épée de l'aristocrate. On ne s'étonnera pas que cette scène du peintre David Teniers passe pour une allégorie politique rapportant un épisode des guerres de Hollande.
3.2. De l'aspect anatomique du héron à l'architecture castrale de l'Ancien Régime
D'autres interprétations historiographiques peuvent trouver place dans la démonstration visant à rattacher l'animal à la noblesse. S'il nous est permis d'établir des analogies, on pourrait rapprocher la noble prestance du héron avec le vestiaire aristocratique. Au XVIIème siècle, l'accoutrement consacre la noblesse, il confère aux gentilshommes une identité propre. L'habit est un marqueur social. Le faste des garde-robes (les taffetas en comètes ou en lunes, les rubans, les manchettes en dentelles, les bas, les attelles, etc...) suffit à manifester la condition sociale de chacun. L'habit de cour fait partie de la parade sociale des lignées et dignités. La manière de se vêtir de l'élite sociale rend compte de la richesse. Les normes vestimentaires en usage à la cour ou dans les châteaux royaux contribuent à imposer partout une culture du paraître. Le maniérisme du héron, exprimé avec pompe et affectation, fait penser à la vie de cour. Une vie gouvernée par les règles d'étiquette, par les critères de distinction sociale. Les nobles sont détachés de toute obligation partagée en dehors de l'obligation de se faire valoir...
Inutile d'ajouter que le héron est représenté dans de nombreuses traditions ou légendes comme le symbole du cycle solaire. Ce qui nous ramène à la magnificence, à la majesté symboliques du Roi-Soleil, le plus puissant monarque de l'Europe.

portrait en pied du roi Louis XIV - 1700
Hyacinthe Rigaud (1659-1743
Les invectives adressées par le volatile aux divinités (« aux dieux ne plaise ! ») laissent penser que le volatile s'élève au même rang qu'eux. Ce qui nous ramène à la sacralisation de l'autorité du roi Louis XIV, à la divinisation de sa personne. Le portrait officiel du monarque, peint en 1700 par Hyacinthe Rigaud, en donne l'illustration.
Hyacinthe Rigaud (1659-1743
Les invectives adressées par le volatile aux divinités (« aux dieux ne plaise ! ») laissent penser que le volatile s'élève au même rang qu'eux. Ce qui nous ramène à la sacralisation de l'autorité du roi Louis XIV, à la divinisation de sa personne. Le portrait officiel du monarque, peint en 1700 par Hyacinthe Rigaud, en donne l'illustration.
On a pu remarquer que dans la fable, le héron devenait acteur et metteur en scène de son propre spectacle. Du fait de la théâtralité de sa harangue. Là encore, on peut penser à Louis XIV qui s'efforça, tout au long de son règne, de théâtraliser le pouvoir souverain pour mieux le sacraliser.
On peut faire défiler, à l'envi, les habitus de classe de l'aristocratie. Le long cou du héron rappelle la posture des Grands du royaume qui tiennent le haut du pavé. Le fait de se hausser du col apparaît nettement comme le signe de l'assouvissement de son ambition sociale. Les pattes démesurées du héron ravivent le souvenir des souliers portés par les élites du régime monarchique. Les chaussures à talon étaient la marque de la haute noblesse (les talons rouges de la mode versaillaise). De toute évidence, les échasses du héron mesurent la distance entre le haut et le bas de l'échelle sociale...
D'autre part, les aristocrates parlent d'une voix assurée. Cette manière de parler manifeste une appartenance sociale. L'aristocratie constitue une classe de locuteurs. L'usage du subjonctif, des épithètes cinglantes (« une si pauvre chère »), de la permutation des compléments du verbe, et des inversions interrogatives marquées produisent un sentiment d'affectation ridicule.
La Fontaine tourne en dérision le parler des bons milieux, dont il méprise le snobisme. Les usages conversationnels des classes dominantes sont des marqueurs de classe. L'élite mondaine se distingue par le style de vie, mais aussi par le langage. Quoi qu'il en soit, cette maîtrise discursive correspond à une forme de légitimation du pouvoir. Le sociolecte aristocratique donne une visibilité à la stratification des classes sociales. Le ton chouinard dans la voix du héron rend plus manifeste les abus capricieux des puissants du royaume.
Les identités langagières et discursives restent étroitement associées aux rapports sociaux. L'aristocratie est une identité donnée à la naissance. Le château familial n'est rien d'autre qu'une agora des échanges de l'élite nobiliaire. Une élite porteuse de noms à particule, de patronymes illustres et prestigieux. Cet allongement des vocables nous rappelant une fois de plus la longueur du bec, du cou et des pattes de l'oiseau. Les particules nobiliaires, l'esthétique des prénoms, les appellatifs de politesse, les titres et fonctions opèrent un marquage social. Le héron est doté d'un capital symbolique. Grâce à ce détour animal, le fabuliste nous permet de nous représenter à un agrégat d'individus d'ascendance noble, partageant le même sentiment de différence et de supériorité. D'où la suffisance du héron. Suffisance qui s'explique par une raison toute simple : il lui suffit de se servir de sa fourchette ! Il voit son butin s'étoffer copieusement. Le produit de cette pêche symbolise les charges et prébendes accumulées par les nobles. La vénalité des offices sous l'Ancien Régime perpétue la domination de la noblesse. La supériorité de l'aristocratie se fait ressentir dans l'application du droit seigneurial. Un droit qui s'attribue toutes les prérogatives. Dans « Le Jardinier et son Seigneur », La Fontaine met en scène une parodie de ce droit. Notamment celui de traverser les nefs d'église à cheval. De disposer des biens des petites gens, et même de disposer de leur sort : « quand la marierons-nous, quand aurons-nous des gendres ? » (ibid. Fable IV, Livre IV).
Tout rappelle les arts de la table du XVIIème siècle. Les plats de viande et de gibier, lourds et indigestes, cèdent la place à des mets plus raffinés. Un mode de consommation qu'on retrouve dans un passage de la fable : « il vivait de régime et mangeait à ses heures ».
Les nobles deviennent, au fil du temps, de fins gourmets. Les repas ou soupers ressemblent de plus en plus à un spectacle, Le fait de manger à une heure précise ravive le souvenir des « repas à la clochette ». Dans les demeures aristocratiques, on convoque les valets à coups de clochette... Les petites cloches font partie des nécessaires à toilette. Le châtelain fait tinter sa clochette pour signaler aux domestiques de l'office l'avancée du repas.
Dans « Le Héron », l'effet de réel est engendré par tous les contours et détours du propos. Après avoir goûté à l'implicite, le lecteur accède à un sens décrypté. La juxtaposition de tout ce qui n'est pas expressément énoncé ouvre sur de nouvelles perspectives. La ponctualité du repas et la sobriété du régime suggèrent une infinité de scènes brèves qui sont celles de la vie aristocratique. Celles du souper dit du « Grand Couvert » au cérémonial pompeux, des repas d'apparat avec leurs fastueux rituels.
La Fontaine disperse ici ou là quelques sous-entendus laconiques qui modifient la réception possible du récit en train d'être conté. Par ce jeu qui ne retient pas tout de suite l'attention, la lecture de la fable s'avère plus complexe. Sans vraiment le paraître, un non-dit évasif saisit sur le vif des pratiques de l'époque où rien ne déroge aux codes immuables de l'ostentation. Le héron, tout bien considéré, fait partie de ceux qui se pincent le nez à l'idée de goûter un plat qui ne conviendrait pas à la table du maître. Une préoccupation de l'élite sociale bien éloignée des disettes frumentaires que subit le peuple.
Le lecteur à l'écoute du moindre indice finit par se convaincre que La Fontaine fait ½uvre de mémorialiste. Il observe avec lucidité le monde particulier de la cour. Dans « Les obsèques de la Lionne » et « Les animaux malades de la peste », il en restitue les coteries incessantes, les intrigues poisseuses. A l'exemple de La Bruyère ou de Madame de Sévigné, La Fontaine exhume les vices et ridicules de la société mondaine.
Le héron révèle à lui seul l'essence des hommes du monde, des personnes de condition, de haute naissance, qui côtoient le Louvre. L'attitude de la bête, mêlant cynisme hâbleur et mauvaise foi, met en lumière les traits caractéristiques de ce milieu élitiste, qui s'étourdit de plaisirs dans de fastueuses réceptions. Tout démontre que le personnel animalier des fables ne sert pas seulement à illustrer les travers d'une époque. Le héron symbolise la caste aristocratique. Une élite arrogante, ambitieuse, sans cesse préoccupée d'elle-même. Une élite sans cesse en représentation, qui remâche le culte de soi. Peu indulgent, le fabuliste ne cache rien des petitesses de cette noblesse. Le héron incarne la dépense ostentatoire de classe. Le train de vie somptueux, la consommation de luxe de la haute noblesse manifestent le prestige seigneurial.
D'où le renvoi à la fable « Le Rat de ville et le Rat des champs » (Fable IX, Livre I), qui fait état, sournoisement, de « reliefs d'ortolans » et de « festins de roi ».
Dans « Le héron », le prestige mondain, l'affirmation ostentatoire du rang social se trouve largement entamé à la fin de l'histoire. La situation dérisoire du héron qui se contente d'un petit escargot marque une revanche de classe. Beaucoup de faux semblants pour si peu de chose. Tout cela pour rien...
Le symbolisme peut emprunter d'autres voies encore. La viande de héron, recouverte de son plumage, fait partie de la table aristocratique autour de laquelle on apprécie par dessus tout la chair des grands oiseaux (cygnes, paons, cigognes). Elle se retrouve dans les banquets et surtout dans les festins de Noël. La chair de ce gibier d'honneur est qualifiée de viande royale. La noblesse française fait grand cas de consommer les héronneaux.
Le cou de l'animal peut faire penser, par son allure, au donjon annulaire des feudataires. A la tour maîtresse qui surplombe le chemin de ronde, à la caponnière, aux fortifications. Ou toute autre incarnation de pouvoir : le beffroi des hôtels de ville, le campanile des enceintes médiévales qui affirment haut et fort la domination des échevins.
Le corps élancé du héron peut être mis en parallèle avec l'élancement des tourelles de forteresse, des pignons de pierre perçant les croisées. Avec ces tours, rondes ou carrées, se passant de main en main les pouvoirs de justice ainsi que le droit de colombier. Ces tours et échauguettes coiffées en poivrière sont toutes porteuses de hiérarchies spécifiques. Elles sont révélatrices de stratégies d'ascension. Ces tours féodales, rondes ou de plan carré, à haute toiture et couronnées de faîtage, qu'elles servent de pigeonnier ou de prison, représentent le siège du pouvoir. Toute cette architecture rappelle par sa verticalité une supériorité. Dans un état monarchique, les distinctions sociales servent de justification à une politique de domination de classe.
5. La morale de la fable, des paroles de sagesse à méditer : l'antique vertu de la modération...
Adepte de formes brèves, c'est la règle du genre, La Fontaine aborde une histoire avec des idées préconçues. Le public aime qu'on lui raconte des histoires. Mais les fables, tout comme les fabliaux ou contes, abandonnent à un moment clef (en général, dans l'épilogue) la fiction pour laisser la place à une moralité. Une réflexion morale qui invoque l'intimidant primat d'une vérité, toujours bonne à dire. Cette leçon philosophique met à mal le coefficient de fiction de la narration. Mais, dans le même temps, elle assoit l'intégrité de sa bonne foi. L'indexation d'une morale laisse toute sa place à une forme introspective. Le pronom personnel indéfini « on » fait remarquer cette dimension introspective, en raison de sa polyvalence interprétative. Il se réfère explicitement à l'être humain (renouant ainsi avec son fondement étymologique). L'affinité sémantique de ce pronom indéfini avec le pronom personnel « nous » rend inévitable sa valeur générique. Le pronom « on » peut désigner n'importe quel être humain, y compris l'auteur. C'est pourquoi il est souvent anaphorisé chez La Fontaine par le pronom réfléchi soi (« On a toujours besoin d'un plus petit que soi », morale qui sert de préambule à un autre diptyque, « Le Lion et le Rat » et « La colombe et la fourmi » - Livre II - fables XI et XII). Il caractérise le genre delphinique dans la mesure où il permet d'instaurer des relations de connivence, de complicité, de solidarité entre le narrateur et le lecteur. L'énonciation à la première personne du pluriel soumet sa validité au jugement des lecteurs, comme dans un tribunal. En définitive, cette écriture introspective donne plus de valeur à la matière du récit, en demandant au lecteur un autre effort : il lui faudra décrypter ce que sécrète la moralité. Celle-ci engage sans doute davantage l'examen méticuleux de sa propre conscience. Sans pour autant donner lieu à une requalification des faits.
Dans la fable, il n'y a qu'un pli à prendre : tout se passe comme si le récit, par le détour de la fiction, permettait d'en savoir plus, d'en dire un peu plus sur les raisons qui animent toutes nos actions, sur nos motivations, sur la vie en société, etc... D'où la nécessité absolue pour ce genre littéraire de polir les scènes afin de garantir une visibilité des événements divulgués.
La profession de foi de La Fontaine, qui a de l'entraînement, ne demeure point en demi-teinte, elle est sincère et sans détours. Après tout, la vocation de l'apologue consiste à remettre dans le droit chemin ceux qui s'égarent, et pourquoi pas le lecteur lui-même.
5.1. Une morale bifrons : les apories de l'excès...
Dans cette fable gigogne s'emboîtent deux histoires. Le fabuliste agit comme un marionnettiste qui dirige deux personnages. La fable à tiroir consacre une cohabitation de l'humain avec les animaux. Dans l'un et l'autre volet, on conçoit aisément que La Fontaine a pour cible la gloutonnerie des vaines ambitions. Ou de l'orgueil. Evidemment, rien ne vient compliquer la lecture simpliste qu'on pourrait faire de ces aventures.
De ce seul point de vue, on peut définir la fable comme un récit opportuniste censé héberger une moralité et nous diriger vers une pensée philosophique. Même si certaines fables, comme par exemple « Le Villageois et le Serpent » sont privées de toute portée moralisatrice ou philosophique. Quel sort réserver aux ingrats ? Au lecteur de se débrouiller et de faire appel au bon sens (« Il est bon d'être charitable : // Mais envers qui ? c'est là le point. » - Livre VI ‑ Fable XIII ‑1668).
La morale du diptyque s'énonce sous le mode impératif, au temps présent.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez vous de rien dédaigner,
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
L'impératif dans un acte de discours présente des choses qui doivent être, des actions qui doivent être réalisées. Le discours injonctif, prescriptif, invite à faire quelque chose, il conseille une attitude à adopter. L'impératif présente un état de choses à accomplir tout en mettant sa réalisation à la charge de l'allocutaire ou du destinataire. Ce dernier est enfermé dans une alternative : suivre le conseil donné ou non. Le moraliste propose une manière de vivre, une façon de se conduire, à savoir ne pas faire le difficile, ne pas chipoter, ne rien dédaigner ou refuser.
Conformément à la règle des proverbes, maximes et autres sentences, la modalité d'adresse se réfère un allocutaire générique : « Travaillez, prenez de la peine » recommandait le moraliste dans la fable « Le Laboureur et ses enfants » (Livre V fable IX). Ici, il opte pour la négation (« ne soyons-pas si difficiles...») ainsi que la première personne du pluriel. Le pronom personnel « nous » se réfère à un collectif (les personnes « amplifiées », comprenant, cela va de soi, le lectorat).
La formulation désignative « Les plus accommodants » fait référence au délocuté. L'auteur se réfère à des personnes qui sont faciles à contenter, à satisfaire. A ceux qui sont capables de s'adapter aux situations, aux circonstances. Ce terme désigne des individus arrangeants, complaisants, conciliants. Des gens sociables, débonnaires, qui admettent facilement les choses, et qui font preuve d'un esprit de concorde. L'utilisation de la tournure superlative tend à rehausser la démonstration. Son redoublement sous la forme d'un parallélisme grammatical (« les plus accommodants » // « les plus habiles ») met en valeur les comportements individuels valorisés (en terme de rentabilité sociale).
La Fontaine passe de la première personne du pluriel à la seconde: « gardez-vous de rien dédaigner ». Notons que le pronom « rien » sert de nominal ici, avec le sens de « quelque chose » (sens positif). La formulation fait l'économie de l'adverbe clitique de la négation (« ne rien dédaigner ») pour des raisons métrico-prosodiques.
L'accommodement fait partie des principales thématiques des fables. Dans « Le Loup et le Chien » (Fable V, Livre I) se profile l'idée que la liberté implique une vie plus risquée. Il faut savoir se prêter à des concessions. On ne mesure pas la vraie richesse d'un homme à ce qu'il possède ou accumule. L'argent ne fait pas le bonheur. Ce dicton ranci au fond de nos assiettes, on le retrouve dans « Le Savetier et le Financier » (Fable II, Livre VIII). Dans « Le Héron », l'accommodement ou esprit de conciliation est un signe d'habileté. S'imprime alors dans la conscience des lecteurs que l'adaptation nous oblige à des compromis qui peuvent mettre à mal notre intérêt personnel. L'esprit de conciliation démontre une forme d'intelligence. Ou plutôt une sorte d'habileté, entendue ici comme faculté d'adaptation de l'homme.
5.2. Le pouvoir performatif du pari pascalien...
Par cette moralité, il ne s'agit pas de départager le vice de la vertu, mais plutôt de tenir à distance une forme d'asservissement. Les contraintes du quotidien peuvent mettre à mal nos désirs : on hasarde de perdre en voulant trop gagner. Ici, le verbe « gagner » s'oppose à « perdre ». L'abondance est opposée au manque, à la privation absolue. Rien à voir avec une quelconque vertu. Ce qui est visé, c'est l'efficacité du comportement. On peut véritablement parler de pragmatisme. Cette morale ne nous invite pas à un banquet érudit. Mais son but reste toujours le même : ne pas laisser le lecteur là où elle l'a trouvé. Elle va donc mettre en avant un conseil pratique qui puisse orienter l'action. Il faut savoir faire bon c½ur contre mauvaise fortune. Faire preuve de souplesse. Ne pas s'enfermer dans l'intransigeance. Les rebuffades ne sont pas de mise, « surtout quand vous avez à peu près votre compte ».
La locution adverbiale « à peu près » prend toute son importance dans cette conjonctive : elle se rapproche du sens d'autres adverbes comme « presque », ou « presque tout » en introduisant une nuance quantitative (pas tout à fait tout, mais peu s'en faut). Une nuance qui fait toute la différence dans l'interprétation de la moralité. La Fontaine ne prétend pas qu'il faille se contenter de sa misère ou de sa pauvreté, bien au contraire. Sa morale n'est pas celle de la résignation ou du renoncement, loin s'en faut. Elle ne revendique pas l'indigence, ni le dépouillement. Le moraliste tourne le dos à l'ascétisme chrétien qui a pour règle fondamentale la renonciation à soi. Renonciation permettant aux fidèles d'accéder de manière inconditionnelle à l'autre vie, à la lumière éternelle, et au salut de l'âme.
Il faut garder en mémoire la méfiance de La Fontaine à l'égard de toute démesure, quelle qu'elle soit. Le souci de soi doit rester en proportion avec ce qui est raisonnable. Le moraliste s'en prend à la fatuité sans limite de certains esprits. Il accorde à la modération sa juste place dans une éthique du partage. En fait, ce qu'il dénonce, c'est l'arrogance. On se souvient d'une leçon inaugurale de Roland Barthes (cours du 20 mai 1978 sur Le Neutre) qui en fixait les contours : « je réunis sous le nom d'arrogance tous les « gestes » (de parole) qui constituent des discours d'intimidation, de sujétion, de domination, d'assertion, de superbe, qui se placent sous l'autorité, la garantie d'une dogmatique, ou d'une demande qui ne pense pas, ne conçoit pas le désir de l'autre » (Roland Barthes. Leçon inaugurale au Collège de France. Editions du Seuil. 1978).
Le but de la morale s'énonce traditionnellement ainsi : plaire et instruire. Placere, movere, et docere. Donc il s'agit de faire plaisir, d'émouvoir. Et puis de dépasser la teneur anecdotique d'une histoire plaisante. De dresser un réquisitoire. De faire du tort en portant la plume dans la plaie. Le recueil des fables est un livre de chevet encombré de bonnes intentions, de belles valeurs et de grandes vertus, de prescriptions pour une vie heureuse. Le genre de l'apologue permet de lier la philosophie (d'où émane une sorte de morale individuelle) à la littérature.
Au fil du processus de la lecture, la fiction littéraire cède le pas à une réflexion assagie. En gros, la pensée fait son apparition. Le pacte avec le lecteur, qui doit tenir les yeux ouverts, se complexifie. C'est une règle intangible : les recommandations morales nous mettent en chemin pour la vie. Elles contribuent à accomplir son destin. Faire sa vie, c'est bâtir une demeure en ce monde grâce à la générosité, à l'amitié. La Fontaine envisage la bienveillance comme l'unique espace où peut se déployer cette vertu antique qu'est la modération. Il faut ancrer notre présence au monde grâce à ces dispositions morales. Les fables comportent une vérité intemporelle, solidement étayée : il est possible d'aimer notre monde malgré tout, d'aimer les humains, en dépit de leur lot de faiblesse, de lâcheté, de bêtise. La fable est un récit de transmission où la moralité fait l'effet d'une gorgée d'eau fraîche. Ou d'une bonne rincée. Une remarque qui vaut pour les deux fables associées, « Le Héron » et « La Fille ». A mi-parcours, « un autre conte » est annoncé par le narrateur, comme s'il s'efforçait à tout prix de combler un angle mort.
6. La fille, un c½ur à prendre : une bluette de coin de cheminée ?
Certaine Fille, un peu trop fière,
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d'agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points‑ci.
Cette Fille voulait aussi
Qu'il eût du bien, de la naissance,
De l'esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d'importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié :
« Quoi ? moi ! quoi ? ces gens-là ? l'on radote, je pense.
A moi les proposer ! hélas ! ils font pitié :
Voyez un peu la belle espèce ! »
L' un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre avait le nez fait de cette façon‑là ;
C'était ceci, c'était cela ;
C'était tout, car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. « Ah ! vraiment je suis bonne
De leur ouvrir la porte ! Ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne
Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude. »
La belle se sut gré de tous ces sentiments ;
L'âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe, et deux, avec inquiétude ;
Le chagrin vient ensuite ; elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle échappât au temps, cet insigne larron.
Les ruines d'une maison
Se peuvent réparer : que n'est cet avantage
Pour les ruines du visage ?
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari. »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle‑ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.
La seconde fable, découpée elle-aussi en épisodes très courts et cocasses, raconte les tentatives acharnées d'une jeune femme, tiraillée entre la réalité et ses désirs...Le narrateur aguerri cisèle un huis clos étouffant où va persister un malaise. Cette fable n'est pas à ranger dans les prosopographies. La Fontaine ne s'attarde guère sur la description physique de son héroïne. Ni sur son corsage, ni sur ses escarpins ou autres détails de son accoutrement vestimentaire.
6.1. Les rêves d'embellie d'une châtelaine...
Une jeune femme, confrontée à une foule indistincte d'amants potentiels, grince des dents. Ces amants, qui somme toute obtiennent l'entrée de la maison, ne savent pas ce qui les attend. Pour eux, c'est la douche froide. On imagine ces damoiseaux prêts à tout pour déclarer leur flamme. Ces prétendants intéressés aspirent aux faveurs de la belle et la demandent pour épouse. Preuve en est, se dit-on, qu'elle aurait une frimousse tentante, un visage d'ange. Cette femme de bonne famille, comme toutes les précieuses de son époque, tient alcôve. Elle reçoit dans son salon. Et le calendrier des ruelles est rempli de rendez-vous. Une myriade d'amoureux s'empresse et se met « sur les rangs ». Toute une escouade défile en cordeau.
Le narrateur pénètre dans l'intimité de cette femme, comme s'il l'observait depuis le perron de sa résidence. Ses réactions sont passées au crible. La belle brigue un époux, mais rechigne à accorder sa main. Elle se tourmente, telle une enfant gâtée, à propos de ce qu'elle pourrait obtenir. Tous ces galants l'ennuient. Elle ne leur accorde guère plus d'attention qu'à un vulgaire laquais. Malheur à ceux qui gravitent dans la martiale orbite de cette furie ! Les voilà conspués aux cris de « ces gens-là ? l'on radote, je pense. // A moi les proposer ! hélas ! ils font pitié ». Cette attitude de rejet n'a rien à voir avec celle d'une prude qui prendrait la pose. Plutôt bégueule, elle se prend pour le nombril du monde. Une tendance psychorigide qui ne s'atténue pas, et qui tourne même à l'habitude.
Les cris épileptiques coulent comme un torrent : les plaintes sont nombreuses, spontanées à souhait. Et surtout vipérines. La Fontaine fait le ventriloque en distillant ses commentaires dans les passages au discours indirect libre : « L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ; // L'autre avait le nez fait de cette façon‑là ; // C'était ceci, c'était cela ; C'était tout ». Entre le soliloque tonitruant et cette forme de discours rapporté qui épanchent tous deux le même fiel, les mots jouent à saute-moutons, virevoltent. De quoi désarmer les meilleures volontés...
Le lecteur traque avec délice les réparties cinglantes de cette virago qui donne de la voix. Une voix qui ne manque pas de coffre, à faire trembler les murs, et cela s'entend de loin. Elle se tortille, prend une mine dégagée, en tous les cas peu enjouée. Et puis crache sa bile, tout alentour, jusqu'à l'épuisement. La tirade, dite d'un seul souffle, fait affleurer la démangeaison du verbiage haineux : « Quoi ? moi ! quoi ? ces gens-là ? l'on radote, je pense. // A moi les proposer! hélas ! ils font pitié : // Voyez un peu la belle espèce ! ». Les mots ouvrent en fanfare les hostilités. Ils claquent comme une gifle. Cette logorrhée farcesque met en branle une ribambelle de reproches. L'expression du mécontentement repose sur un enchaînement des exclamatifs d'une virulence inouïe, d'une nervosité incontrôlable. Les ruminations plaintives ne tardent pas à tourner en rond.
Comme dans « Le Héron », les séducteurs s'approchent au plus près de cette jeune fille à marier pour mieux briser la glace. De but en blanc surgissent dans ses appartements de forts bons partis, disposés au mariage. Ils se pressent aux pieds de leur dulcinée. Tout comme ces poissons qui, dans la fable précédente, se démenaient tant qu'ils pouvaient au bord de la rivière, dans le but de se faire manger. Dans « Le Héron », ils finissaient par se faire la malle. Alors que là, c'est la fille qui fait fuir ses amants. En prenant les jambes à leur cou, d'ailleurs. Pas facile de faire escale dans ces lieux si peu accueillants, où l'on ne risque pas de se sentir chez soi. Où l'on ose à peine un geste de salut avant d'être promptement congédié.
Fort peu indulgente, cette furie particulièrement fougueuse refuse toutes les demandes en mariage. Qu'il s'agisse des Grands du royaume, des dignitaires de la haute noblesse, des petites gentilshommes ou hobereaux de campagne. Les partis prometteurs, reçus à contrec½ur, traités sans égard, s'évanouissent en fumée. En laissant place à la roture, de celle qui n'a pas pignon sur rue, ni d'ailleurs sur les rêves de cette dame. Elle daube à coups redoublés les petits roturiers qui affluent sans se faire prier (« Après les bons partis, les médiocres gens // Vinrent se mettre sur les rangs. // Elle de se moquer. « Ah ! vraiment je suis bonne » // De leur ouvrir la porte ! »). De quoi leur clouer le bec... On savoure la réaction.
Le destin lui offre une seconde chance. Une occasion en tous les cas de se raviser, de procéder à des réajustements. Le jeu des chaises musicales se poursuit. Il y a de quoi faire. Cette précieuse pourrait choisir, même avec une parcimonie agacée, les cas dont elle pourrait s'occuper. Mais non, elle ne s'attendrit pas... Elle n'en finit pas de décourager nombre de conquérants qui sont pris dans les mêmes remous. A la fin, ils ne sont guère nombreux à venir présenter leurs hommages. Cette folle désinvolture conduit sans crier gare à une impasse : le contingent s'amenuise au fil du temps, au point de disparaître sans laisser de traces. Pour tout dire, plus personne ne vient toquer à la porte. L'opération séduction, remarquera un esprit caustique ou en tous les cas observateur, tourne à la débandade. De celle dont on ne se relève pas.
Rongée par la solitude, la jeune femme croupit dans l'attente anxieuse d'improbables épousailles. En bout de course, elle semble avoir de plus en plus de mal à exister. Comment sauver la façade ? S'étire alors son chagrin, celui de l'inconsolable désarroi. La Fontaine fait planer une atmosphère de menace aussi persistante que peu rassurante. L'intrigue passe du cérémonieux à l'intime, un brin morose. Un épais silence s'installe. Les jours de cafard défilent. L'ambiance devient délétère, l'atmosphère obsessionnelle. Un sentiment d'asphyxie l'étreint. Après avoir donné congé aux « médiocres gens », cette mégère ronge son frein en attendant en vain de meilleurs partis. Elle voit défiler les mornes journées de son enfermement, d'une réclusion forcée qui l'enfonce davantage dans la neurasthénie. (« Un an se passe, et deux, avec inquiétude »). La publication des bans n'est pas pour demain... Faute de quoi, c'est la désolation. Rien ne se passe. Son unique activité consiste à parler avec son miroir assez pressé de voir cette fille se ranger (« Son miroir lui disait : prenez vite un mari »). Paniqué, il la pousse à envisager le pire, se retrouver vieille fille !

Vénus à son miroir. Diego Vélasquez. 1647
Le miroir magique, doué de parole et capable de prédire l'avenir, ouvre la porte sur un autre univers. Il appartient au monde merveilleux, celui des contes de fées. Certaines relectures se glissent par effraction dans notre imaginaire. On retiendra celui d'un mythe germanique, celui de Blanche-Neige, qui fera l'objet d'une réécriture bien plus tard sous la plume des frères Grimm. On restituera les paroles de la marâtre et la réponse du miroir dans cette version allemande : « Spieglein, Spieglein an der Wand, wer ist die Schönste im ganzen Land ? Da antwortete der Spiegel : Frau Königin, Ihr seid die Schönste hier, aber Schneewittchen über den Bergen bei den sieben Zwergen ist noch tausendmal schöner als Ihr. » (« Schneewittchen » - de Jacob et Wilhelm Grimm - 1812). Ceci dit, dans la fable de La Fontaine, le miroir ne vante pas la beauté d'une belle princesse alanguie. Il exacerbe, sans malfaisance, l'urgence d'aimer.
Dans le même temps, il ancre le scénario dans la fiction d'un conte pour adultes aguerris. Scénario qui fait entendre une voix neuve, peu fréquente dans les recueils de fable. Dans « L'Homme et son image » (texte dédié à François de La Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, publiées en 1665 - Fable XI, Livre I), La Fontaine explore le thème de l'amour de soi, en s'inspirant des Métamorphoses d'Ovide.
L'apparition du miroir ouvre une brève parenthèse magique dans le monde réel de la Préciosité. Dans cette fable très socratique, l'objet s'apparente à la fois au miroir de la sagesse (speculum sapientiae), au miroir de vérité, de bonne fortune ou de prudence. Les miroirs tendus aux têtes couronnées feront le succès de la littérature didactique, des « Discours » de Ronsard jusqu'aux « Aventures de Télémaque » de Fénelon. A l'image des miroirs royaux destinés aux souverains pour mieux gouverner leur royaume, l'image spéculaire incite à une prise de conscience. Avec un empressement bienveillant, le miroir, qui n'a pas sa langue dans sa poche, recommande à cette précieuse de se décider. Et d'aller vite. Il pourrait lui dire, en maniant une langue plus philosophique, et avec un air moins renfrogné : prends conscience de qui tu es, réfléchis sur toi...
Dans le dialogue de Platon « Sur la nature de l'homme », lorsque Socrate encourage Alcibiade à mieux s'occuper des affaires publiques, il lui montre la devise se trouvant sur le fronton du temple de Delphes : connais-toi toi-même. Il lui explique que cette démarche est similaire à celle qui consiste à se regarder dans son miroir.
L'expérience spéculaire rejoint l'injonction delphique à une meilleure connaissance de soi. Dans « L'Homme et son image », La Fontaine présente les miroirs « dans les logis », aux « poches des galands » ou « aux ceintures des femmes ». Il emprunte aux Précieuses, dans ce même texte, une métaphore désignant ceux-ci comme des « conseillers muets » dont « se servent nos dames ». Selon lui, « de nos défauts », les miroirs sont « les peintres légitimes ». Dans « La Fille », le miroir se fraye un autre chemin. Le miroir est un associé un serviteur bien intentionné (l'adjuvant dans le schéma actantiel de Greimas). Il s'avise de conseiller la maîtresse de maison, se mêlant de ses affaires sentimentales.
Cette amitié fidèle entre le miroir et cette femme pleine de mauvaise volonté, se vérifie. Sans peine, on s'imagine ce miroir débattant avec elle, intensément. De l'âge de ses artères, du poids des ans, de l'âge convenable pour s'adonner à la gaudriole. De ces débats, le narrateur ne retient qu'une recommandation pressante (« Son miroir lui disait : prenez-vite un mari »). Exhortation en quelques bribes qui, en dépit du huis clos douloureux, fait provision d'allusions gaillardes. Pareille paillardise, se dit-on avec malice, ne peut que faire avancer la situation. Et engendrer, peu ou prou, une salutaire réaction de la dame au caractère récalcitrant. Le temps de l'imparfait tend à prouver qu'elle a reçu déjà plusieurs avertissements.
Cette précieuse au sommet de la négligence incarne la figure de la mégère apprivoisée, que Shakespeare a mis en scène sous le nom de Katharina dans sa comédie en cinq actes « The Taming of the Shrew » (1598). A cause de son tempérament boudeur, elle subit l'humiliation de l'isolement. En pleine perdition, elle a tout à perdre. Le bateau prend l'eau. Ce qu'elle constate commence sérieusement à la tourmenter, à l'inquiéter. Son visage apparaît décomposé par le chagrin. L'âge venant, toujours confrontée à un entêtant désir, elle serait prête à remuer ciel et terre pour décrocher la timbale. Elle affronte son célibat avec une forme de désabusement lucide, nourri de ses désillusions. La solitude rebat les cartes. Elle mène une vie solitaire, taciturne, miteuse. Elle vivote mélancoliquement. On devine aisément que la descente infernale a commencé.
Le lecteur se dit que les braises de la volupté amoureuse, toujours rougeoyantes, ont des chances de se rallumer. Que certaines âmes confites en prétention, surchauffées par certaines hantises solitaires, pourraient s'éprendre du premier venu. Partant de là, il ne s'étonne pas de retrouver l'héroïne dans une situation assez prévisible : condamnée à une vie rabotée par les ressentiments, elle ravale sa glotte, retrousse les manches, se démène tous azimuts et prend une décision à la hâte. Cherchant du réconfort à son chagrin (« Le chagrin vient ensuite... »), elle se consolera en accordant ses roucoulades à un « malotru ». Un goujat sans envergure, entré par une porte borgne, qu'on s'imaginera ventripotent, voire libidineux. Dans le genre garçon d'écurie, bête à manger du foin. Tout le contraire d'un homme de délicatesse, de qualité, d'un homme accompli qui se met en honneur de se rendre honnête. Pas de quoi soigner son vague à l'âme !
Drôle de trophée... Mais bon, faute de grives, on mange des merles. On racle les fonds de cuve. Besser ein Spatz in der Hand als eine Taube auf dem Dach !
Libre à chacun de se faire une idée du délabrement physique et intellectuel de ce rustaud à la trogne pouilleuse. L'expression « malotru », excessivement péjorative, laisse le champ libre à l'imagination du lecteur. Qui passe par la petite porte ? Un bâtard, un gueux aux cheveux filasses, hirsutes ? Sûrement un gredin, dégingandé, fourbe et menteur, une fripouille habituée aux tavernes. Un individu falot, d'origine modeste, né d'un muletier et d'une fille d'auberge. Et tout compte fait, un homme peu recommandable, bellâtre et volage, d'un commerce peu agréable.
6.2 Polissonneries et concessions à l'esprit du temps ...
Sans jamais émousser l'attention, La Fontaine tire sur les ressorts comiques jusqu'au point de rupture. Des phrases sibyllines, agrémentées de diérèses persifleuses, se détachent tambour battant du fil narratif. Elles rendent manifeste une intrusion d'auteur : « Ses soins ne purent faire // Qu'elle échappât au temps, cet insigne larron. // Les ruines d'une maison // Se peuvent réparer : que n'est cet avantage // Pour les ruines du visage ? ».
L'intrusion auctoriale intervient à l'occasion d'une brève parenthèse pour évoquer le temps commun de tous les êtres humains. D'où la métaphore du larron qui passe, par l'action de l'antiphrase (adjectif homérique « insigne », avec le sens de « illustre », « éminent »), pour un voleur de grand chemin. Métaphore eschatologique qui fait référence à un géant de la mythologie, Cronos. Un dieu qui personnifie le règne triomphant de la destruction. Son hégémonie empêche les humains d'avoir prise sur le temps.
L'ingérence de l'auteur, glaçante, laisse s'échapper des paroles consensuelles. La réflexion introspective sur les ravages du temps pourrait être celle de tous les lecteurs. Le temps file et ce serait folie de le perdre. Faisant allusion à quelques rides précoces, l'auteur indique avec une ironie grinçante qu'un ravalement de façade à coups de burin ne saurait être envisagé pour le corps. Laissée à l'abandon, cette femme célibataire, à qui il reste tout de même un peu de temps à vivre, tourne en rond dans ses appartements. Des lieux qui prennent peu à peu un aspect carcéral. « Toute la bande des Amours » se faisant plus rare « au colombier » (« La Jeune Veuve » - Livre VI - fable XXI), elle prend le taureau par les cornes.
Faute de plonger, « soir et matin, dans la fontaine de Jouvence » (ibid), elle s'applique à conserver la fraîcheur de sa beauté. Une beauté vacillante, puisqu'elle « sent chaque jour [...] ses traits choquer et déplaire». Elle s'emploie donc à détromper les injures du temps : elle se grime. Ne lésinant pas sur les multiples poudres et onguents (« puis cent sortes de fards »). Elle se blanchit le visage à l'aide de son pinceau brosse. Se barbouille de blanc de céruse. Une pommade cosmétique en vogue dès le XVIème siècle, dont les effets corrosifs se révèlent en réalité néfastes pour la peau. Comme les dames d'atours de son époque, elle emploie tous les artifices pour avoir le teint frais.
Plus loin, La Fontaine évoque de la manière la plus explicite qui soit des sentiments tapis dans l'inconscient. Ces gauloiseries inscrivent le récit dans une veine libertine, légèrement grivoise. On les rencontre dans « La Jeune Veuve » (Livre VI, Fable XXI), un texte qui entretient un lien de parenté avec « La Fille ». Le père de l'épouse endeuillée lui propose « un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose // Que le défunt... ». L'enfilade des adjectifs épithètes nous font penser au prologue de notre fable : « Certaine Fille, un peu trop fière, // Prétendait trouver un mari // Jeune, bien fait et beau, d'agréable manière ». Une dynamique intertextuelle dont le chiasme accroît l'action relie ces deux fables qui manifestent bien des similitudes. Certes, la veuve rétorque théâtralement à son père : « Ah ! dit-elle aussitôt, // Un cloître est l'époux qu'il me faut ». Mais in extremis, elle se ressaisit et parvient à trouver chaussure à son pied. A la différence près que son futur mari n'est autre que ce beau jeune homme qu'on lui promettait.
Ces gauloiseries sont là aussi pour nous enseigner que l'on ne vit qu'une fois et qu'il appartient à chacun de savoir user de son temps. Difficile pour une femme célibataire de faire le choix d'un renoncement au monde et aux plaisirs. N'est pas Christine de Pisan qui veut... D'autre part, le désespoir ne parvient jamais à s'insinuer ou à s'incruster dans l'univers de La Fontaine. On ne voit pas le poète improviser dans la conversation de son héroïne des reparties du genre : « Seulete suy et seulete vueil estre [...] Seulete suy, sanz compaignon ne maistre [...] Seulete suy senz ami demourée ». De manière générale, La Fontaine oppose toujours une joie paillarde à la finitude humaine. Il ne faut pas confondre la fable avec une feuille de messe. La matière de ses récits est dépourvue de toutes connotations religieuses. Inutile d'y prospecter une morale corsetée dans le judéo-christianisme. De manière constante, La Fontaine boude les guimauves pieuses. Avec un sens affûté de la dérision, il n'est jamais en reste côté pitreries.
Le retournement final se teinte d'un zeste d'humour rose, qui n'estompe en rien l'impudeur de la confidence. La langue littéraire et toujours raffinée de La Fontaine se roule dans les jeux de mots et galipettes grivoises (« Son miroir lui disait : Prenez vite un mari. // Je ne sais quel désir le lui disait aussi // Le désir peut loger chez une précieuse »). Cet humour polisson et égrillard ne rend pas la tragédie plus supportable d'ailleurs.
On regarde cette femme avec sévérité. Parfois avec commisération, lorsqu'elle avoue sans fard qu'elle souffre d'être seule au logis. Le texte décrit un tempérament ombrageux, voire orageux, mais nous montre aussi un être souffreteux, dévasté par une tristesse profonde.
Le désir pouvant « se loger chez une précieuse », le vaste appétit charnel, éprouvé par le temps, viendra combler sa solitude, mais dans la plus abominable des situations. On est loin de la bluette de coin de cheminée à la niaiserie rose bonbon. Des contes de fées où les filles à marier finissent par épouser le prince charmant...

« Sacrifice du pucelage »
½uvre de Pierre Brébiette [1598-1650],
dessin gravé entre 1625 et 1640.
On se représente cette femme du monde se livrant avec une volupté gourmande aux plaisirs sensuels dans les bras d'un maroufle. Ou ceux d'un satyre, comme dans la gravure de Brébiette qui décline les mêmes thèmes de la défloration et du sacrifice de la virginité.
Transie par l'obsession du temps qui passe, mais pas que, cette précieuse finit par perdre ses gants dans les bras d'un gougnafier. La voilà désormais condamnée à subir les avanies de la déchéance, et tout bien pesé, de l'encrapulement. Elle s'immole, se condamne à dormir sur un lit de clous. Avec ce vaurien installé à demeure chez elle, partageant sa couche, autant dire que les ébats risquent fort de s'encanailler.
Le dénouement penche vers le registre tragique, celui du fiasco amoureux. Pas de quoi réchauffer une intrigue pas si gaie que cela. Il faut l'avouer, on trouvera difficilement dans les recueils de La Fontaine une fable d'une noirceur aussi totale, aussi terrifiante.
5. Un lynchage sous la forme de grossières caricatures : une satire de la démesure...
Force est de constater que le moraliste Jean de La Fontaine persifle et n'oublie pas son goût pour la moquerie railleuse, sur le mode burlesque. Il n'a pas son pareil pour aborder le domaine de l'intime et dresser des portraits assez lisses, pour ne pas dire caricaturaux. Deux portraits satiriques, réduits à quelques traits assez sommaires, rapidement esquissés. Deux stéréotypes, le premier supposé masculin et le second féminin, figés dans une posture schématique. Chacun d'eux pouvant être le binôme de l'autre.
La caricature est un portrait-charge, le plus souvent schématique, dessiné ou peint, mettant exagérément l'accent, dans une intention plaisante, ironique, humoristique ou satirique, sur un trait de caractère. Sur une singularité d'une personne, jugée caractéristique de celle-ci. Molière et La Bruyère ont reconnu tous les deux subi l'influence de La Fontaine en cette matière. La Bruyère lui rendra hommage à l'Académie Française en ces termes : « il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l'organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu'au sublime ; homme unique dans son genre d'écrire, toujours original ».
Les personnages des caricatures morales peuvent être mis en situation par l'écrivain : on parle alors de caricature de situation, de m½urs, ou d'événement. La caricature est l'art de la raillerie portée jusqu'à la dérision. Par extension et par métonymie, une caricature désigne également une personne particulièrement laide ou parfaitement ridicule en raison de son comportement, de sa manière d'être ou d'agir. Par métaphore et péjorativement, la caricature peut s'appliquer à toute image non conforme à la réalité qu'elle prétend représenter ou suggérer. Le portrait chargé exagère les défauts du modèle. Le sémantisme du mot caricature est lié à l'idée d'une charge (issu du latin « carus », désignant le char, la charrette, le charroi). La charge en question fait référence à l'action de charger une carriole à fourrage (avec du foin, de la paille, du bois, etc...). Elle peut être lourde et pesante. Au point de faire supporter à la charrette un chargement qui dépasse la quantité maximale. La caricature - substantif dérivé du participe passé du verbe latin « caricare » voulant dire « charger » - consiste à dresser un portrait ridicule en raison de l'exagération outrancière d'un caractère, d'où l'expression « charger le trait ».
Le but de la caricature est de percer à jour les êtres en révélant leurs traits, avec irrévérence très souvent. Le monde de la caricature est une grande forge de stéréotypes, de clichés, qui figent les personnes dans une posture le plus souvent schématique. On force le trait, on gauchit le portrait, on exagère par excès de simplification, et ceci jusqu'au grotesque, quitte à égratigner la réputation de la personne. Le caricaturiste s'amuse, plaisante, en s'appuyant notamment sur la relation entre la morphologie (la physionomie, l'allure, l'accoutrement pris sur le vif) et son caractère supposé. Ce qui est ressenti de manière notable dans « Le Héron ».
6. Un lynchage sous la forme de grossières caricatures : une satire de la démesure...
Force est de constater que le moraliste Jean de La Fontaine persifle et n'oublie pas son goût pour la moquerie railleuse, sur le mode burlesque. Il n'a pas son pareil pour aborder le domaine de l'intime et dresser des portraits assez lisses, pour ne pas dire caricaturaux. Deux portraits satiriques, réduits à quelques traits assez sommaires, rapidement esquissés. Deux stéréotypes, le premier supposé masculin et le second féminin, figés dans une posture schématique. Chacun d'eux pouvant être le binôme de l'autre.
La caricature est un portrait-charge, le plus souvent schématique, dessiné ou peint, mettant exagérément l'accent, dans une intention plaisante, ironique, humoristique ou satirique, sur un trait de caractère. Sur une singularité d'une personne, jugée caractéristique de celle-ci. Molière et La Bruyère ont reconnu tous les deux subi l'influence de La Fontaine en cette matière. La Bruyère lui rendra hommage à l'Académie Française en ces termes : « il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l'organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu'au sublime ; homme unique dans son genre d'écrire, toujours original ».
Les personnages des caricatures morales peuvent être mis en situation par l'écrivain : on parle alors de caricature de situation, de m½urs, ou d'événement. La caricature est l'art de la raillerie portée jusqu'à la dérision. Par extension et par métonymie, une caricature désigne également une personne particulièrement laide ou parfaitement ridicule en raison de son comportement, de sa manière d'être ou d'agir. Par métaphore et péjorativement, la caricature peut s'appliquer à toute image non conforme à la réalité qu'elle prétend représenter ou suggérer. Le portrait chargé exagère les défauts du modèle. Le sémantisme du mot caricature est lié à l'idée d'une charge (issu du latin « carus », désignant le char, la charrette, le charroi). La charge en question fait référence à l'action de charger une carriole à fourrage (avec du foin, de la paille, du bois, etc...). Elle peut être lourde et pesante. Au point de faire supporter à la charrette un chargement qui dépasse la quantité maximale. La caricature - substantif dérivé du participe passé du verbe latin « caricare » voulant dire « charger » - consiste à dresser un portrait ridicule en raison de l'exagération outrancière d'un caractère, d'où l'expression « charger le trait ».
Le but de la caricature est de percer à jour les êtres en révélant leurs traits, avec irrévérence très souvent. Le monde de la caricature est une grande forge de stéréotypes, de clichés, qui figent les personnes dans une posture le plus souvent schématique. On force le trait, on gauchit le portrait, on exagère par excès de simplification, et ceci jusqu'au grotesque, quitte à égratigner la réputation de la personne. Le caricaturiste s'amuse, plaisante, en s'appuyant notamment sur la relation entre la morphologie (la physionomie, l'allure, l'accoutrement pris sur le vif) et son caractère supposé. Ce qui est ressenti de manière notable dans « Le Héron ».
6.1. Distorsion et surenchérissement
La caricature entraîne des distorsions de la réalité, des traits de caractère du personnage. Ces distorsions reposent sur des procédés d'écriture. Une mécanique rhétorique déclenche cette déformation. Elle mobilise des matériaux linguistiques, incontournables lorsqu'il s'agit d'exagérer les traits de caractère ou d'altérer de manière délibérée la réalité. Parmi les outils stratégiques de la caricature, on distinguera l'amplification. Elle se repère dans l'identification par la métaphore des rides de la peau avec une façade de maison décatie : « Les ruines d'une maison // Se peuvent réparer : que n'est cet avantage // Pour les ruines du visage ? ». Cette comparaison outrancière des rides du visage avec les décombres d'une maison réduite à un chaos de gravats creuse le malaise. Celui de la lente disparition de la beauté, de l'effacement des rêves d'avenir.
Les hyperboles font partie de ces techniques de renforcement tellement exagérées qu'elles portent au risible. (les « cent sortes de fards » utilisés pour le maquillage). Certaines hyperboles sont poussées jusqu'à l'invraisemblable, jusqu'à la contradiction burlesque (les adynatons « point froid et point jaloux », « trop chétifs de moitié »). L'adynaton transgresse les lois de la logique et verse dans l'absurde. On ne peut pas être parfaitement indifférent, détaché, insensible aux événements (en refusant, ce qui est à peine sous-entendu, de prendre ombrage d'une aventure galante de son épouse) et en même temps montrer un attachement vif et passionné à celle que l'on aime.
Un autre procédé du grossissement, la litote, laissant entendre, en apparence, un petit défaut, une bagatelle, finit par en exagérer l'étendue (« certaine fille, un peu trop fière »). Le sous-entendu perfide peut se ranger dans cette même catégorie (« Le désir peut loger chez une précieuse »). Par le jeu des contrastes nettement prononcés, le narrateur rend plus intense ce qui est décrit (antithèse et figure du retournement dans le vers « sa préciosité changea lors de langage »).
La syllepse tend à attribuer un rôle concret à une réalité abstraite (la « préciosité »). La relation concret-abstrait est le champ d'opération de la synecdoque généralisante. Le mot « préciosité » désigne une qualité, admise par l'esprit indépendamment de la personne à laquelle elle peut faire référence. Ce qui nous permet de nous représenter toutes les femmes de la noblesse qui font partie de ce courant, de cette mode littéraire. Des femmes qui revendiquent les doctrines féministes affinées dans les salons précieux. Par syllepse, La Fontaine accorde ensemble des mots qui occupent une place inattendue dans la syntaxe de la phrase. Une façon pour lui de nommer autrement la même personne. Cette jonglerie sémantique rejoint les autres procédés humoristiques.
La caricature repose aussi sur le jeu des décalages, celui des antipodes comiques. Les oppositions fortes font partie de ce leitmotiv burlesque (le renversement de situation, le choix invraisemblable du mari). La dérision se manifeste sous la forme de l'ironie du destin. A la fin de cette histoire, tragiquement, le masque tombe comme un rimmel qui coule avec de grosses larmes.
Le surenchérissement (action de surenchérir, de taper plus fort) contribue au processus de gradation. La péjoration (par la multiplication des connotations défavorables, dépréciatives qui jalonnent le portrait). à celui de la dégradation. La redondance ironique est la principale caractéristique des procédés d'insistance (les chiasmes dans les attributs « tout heureux et tout aise » // « tout aise et tout heureuse », les répétitions pleines de lourdeur du discours indirect libre « C'était ceci, c'était cela, c'était tout »). Les exigences de la fille paraissent impossibles à contenter. Leur énumération très théâtralisée rend plus considérable sa vanité (« L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ; // L'autre avait le nez fait de cette façon-là »).
Somme toute, le portrait silhouette accumule en les accentuant des traits sommaires, des angles de vue ou des proportions. La fable se structure autour d'un personnage central et magnétique. Un joli brin de fille, on peut l'admettre au débotté. Mais que l'on peut ranger, très vite, parmi les vénéneuses beautés dont l'énergie est vouée à la méchanceté. La Fontaine la décrit comme une garce, une petite peste prête à mordre, à une râleuse insupportable. Son portrait est féroce. Le mot « portrait » vient de l'ancien français « pourtraict » qui voulait dire représenter un personne trait pour trait. Les moments mis en scène dans « La Fille » résument des éclats de vies broyées par le destin. Les situations sont réduites à de grossières caricatures. C'est à ce titre que l'on peut parler d'une construction caricaturale orientée vers le rire. Avec l'intention de conditionner le lecteur afin qu'il se détourne de ce modèle. Le scénario verse sans arrêt dans l'exagération. Toutes les femmes le savent, le mari idéal, sur mesure, n'est pas pour demain...
Dans cette bluette sentimentale, La Fontaine, montre une complaisance presque morbide, d'une férocité joyeuse, pour peindre son modèle. Il nous faire découvrir les mauvais penchants de cette jeune aristocrate. Il la décrit en poussant dans leurs retranchements les insolubles contradictions de cette femme. Elle songe à de tendres épousailles et cherche à trouver chaussure à son pied parmi les nobles du royaume. De nombreux amants, opiniâtres en diable, tentent tant bien que mal de la séduire (« Le Destin se montra soigneux de la pourvoir »). On se croirait à la parade. On se bouscule au portillon. Le fabuliste met en scène, d'une manière très théâtrale, cette cohorte de soupirants qui font la queue devant la porte, en rang d'oignons. D'abord, les « bons partis », dont le pedigree, se dit-on, est au-dessus de tout soupçon (« il vint des partis d'importance »). Ce va-et-vient continuel fait miroiter la perspective d'un beau mariage. La fille rembarre chaque nouveau venu, y compris « les médiocres gens ». Toutes les tentatives de séduction ne peuvent qu'échouer. Une décrue s'annonce...
6.2. Le portrait dénégatif : le stéréotype, le cliché, des procédés tendancieux...
La Fontaine fait jaillir les éléments saillants de cette personnalité féminine. Le stéréotype de la « précieuse » est un modèle rigide, un archétype de la pimbêche Cette précieuse incarne l'archétype de la jeune pimbêche. Comme dans « Les Précieuses ridicules » de Molière, le portrait-charge aboutit à une représentation archétypale.
La caricature est un genre codifié, marqué par une intention critique et moqueuse (moquerie agressive et pointe d'ironie). La prétention de La Fontaine est de ridiculiser certains débordements de la personnalité. De rabaisser les personnes vaniteuses. Celles qui regardent voler les coquecigrues. Qui se font des illusions en accordant trop de prix à leur personne. Dans cette fable-doublon, La Fontaine rompt avec l'esprit de tendre frontalité que l'on trouve dans des textes habituellement plus optimistes et souriants. Le narrateur est un empiriste qui part de ce qu'il a vu ou senti, de ce qu'il a éprouvé à hauteur d'homme.
Il se montre inaccessible à la pitié ou à la compassion envers l'orgueil inflexible de ses personnages. On peut rapprocher « La Fille » du « Vieux Chat et la jeune Souris » (fable V, Livre XII) qui met en scène une insouciante souris implorant la clémence de Raminagrobis. Le souriceau incarne une jeunesse remplie d'orgueil, d'arrogance, qui veut tout avoir et s'imagine tout obtenir. Le vieux chat refuse tout compromis et envoie le morveux ad patres pour « haranguer » autant qu'il le désire « les s½urs filandières ». Dans la morale de ce texte écrit en 1693, La Fontaine retrouve les accents du prédicateur inflexible : « La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir ; // La vieillesse est impitoyable ». Les deux fables traitent du même sujet et font partie des tragédies les plus sombres des différents recueils. D'où vient cette cruauté d'esprit du caricaturiste ? La raison tient au fait qu'une réconciliation avec son personnage est tout à fait impossible.
Dans ces circonstances, le satiriste ne s'encombre pas d'états d'âme qui. L'attendrissement n'est pas de mise, surtout lorsqu'il s'agit d'une drôlette à la petite cervelle. Ce qui vaut pour Perrette, cette gardeuse d'oie toute pimpante dans « La laitière et le pot au lait ». Cette étourdie au crâne d'alouette renverse son bidon à lait, va bredouiller quelques bonnes excuses auprès de son époux, et se trouve finalement « en grand danger d'être battue ».
Le portrait charge peut se révéler impitoyable, désobligeant, irrévérencieux, férocement cruel. La caricature peut prendre des allures de croisade. Quoi qu'il en soit, elle est toujours à la mesure de l'enjeu. Son fonctionnement relève de cette logique. La technique du soulignement permet de rehausser certains traits de caractère. L'ironie railleuse fait le reste... La Fontaine éprouve une jubilation à recourir au stéréotype, à abuser des clichés. Il crayonne, griffonne, tout en grossissant le trait, en privilégiant le gros-plan. Les scènes sont assez brièvement évoquées, dans un style habituellement lapidaire, car la caricature doit avancer à grands pas pour ne pas ennuyer. Toute représentation caricaturale est, par nature, décalée pour discréditer sa cible. D'où ce grossissement des traits qui fait ressortir davantage un défaut de caractère.
Finalement, la fable donne à voir un modèle contraire aux valeurs de la sagesse, mais aussi de la galaxie aristocratique. Nous voici donc au c½ur du sujet. Juchée sur la pointe de ses escarpins - posture qui rappelle le profil de l'oiseau échassier dans « Le Héron » - cette femme méprise ses visiteurs. Cette boule de nerfs se donne des airs, elle se hausse du col (image qui se décline outre-Rhin par l'expression die Nase hoch tragen). Le lecteur finit par se convaincre que c'est le monde entier qu'elle déteste.
Comme prise de convulsions, les yeux exorbités, on dirait qu'elle se parle à elle-même, dans un soliloque sans fin. Elle rabroue, vocifère, trépigne de colère. Et ses mots chez sont durs comme des cailloux. Grisée par son humeur colérique, elle envoie tout valser : « C'était ceci, c'était cela, c'était tout... ». Les intrusions d'auteur aidant, le lecteur finit par se convaincre que c'est le monde entier qu'elle déteste. Les exclamatifs (« quoi », « moi ») réquisitionnent les mêmes mots. Le redoublement des mêmes sons suggère, par imitation onomatopéique, le coin-coin du canard. Et en matière de cancaneries, elle se taille un franc succès.
Cette fille parle d'une voix peu poudrée. Elle fait grand bruit pour mieux faire grand cas de sa propre personne. La Fontaine transforme ses émotions, aspirées par les tourments et les colères, en mots acérés, proférés avec une exaltation brûlante.
La caricature de situation nécessite une attaque franche. Elle impose un rythme alerte, elle synthétise pour mieux saisir ce qui lui est utile. Le narrateur nous oblige à faire escale dans l'appartement d'une femme de la noblesse. Il construit son récit de manière joueuse en mélangeant humour abrasif et détestation.
La Fontaine s'autorise toute liberté pour abréger sa narration. Et ceci à grands coups de sauts temporels. Et d'insinuations (ellipse temporelle pour restituer des tranches de vie inaboutie « un an se passe, et deux, avec inquiétude »). La caricature ne s'intéresse qu'au figement. C'est une histoire en images, jalonnée par des plans rapprochés, au gré d'un scénario huilé. Scénario qui conduit la jeune femme à passer de Charybde en Scylla. Tout va de travers.
A la croisée du conte merveilleux, la fable laisse entendre le cri d'alerte lancé par le miroir, sur le mode de l'empressement fébrile (« Son miroir lui disait : prenez vite un mari.»). On a droit à une séance de catoptromancie. Objet magique par excellence, le miroir enchanté occupe de sa présence les contes de tradition orale. Le lecteur peut librement s'imaginer une tricoteuse hagarde, façon Pénélope, comptant ses nuits blanches et sautant une maille pour interroger son miroir. Le cri d'alarme du miroir ne restera pas sans écho.... La narration pousse la logique de la noirceur jusqu'à réduire les sentiments à de sommaires pulsions. La potion est amère, la déchéance inéluctable.
Dans « La Fille », la caricature prend pour cible, au-delà du cadre de la Préciosité, à tous ceux qui, de façon maladive, sont en proie à des pulsions narcissiques. La morale met en garde contre l'excès d'amour propre, la vanité, le mépris des autres. Mais aussi contre l'aveuglement à propos de soi-même...
7. La fable doublon : des ressemblances et oppositions en vis-à-vis
On ne renoncera pas à creuser les convergences et divergences entre les deux récits. Les deux volets de ce diptyque nouent des liens de complicité. Un écheveau se met en place, menant fil à fil au dénouement de l'histoire. Sans s'attarder sur le choix des qualités anthropomorphiques du héron, on notera que La Fontaine transpose le déroulement des faits dans un contexte à la fois culturel et social.
7.1. Des similitudes en saillant : du Capitole aux roches Tarpéiennes...
Ce qui rapproche indéniablement les deux fables, c'est la communauté de structure (octosyllabe final, notamment), de facture et de ton (genre de la caricature, du portrait « silhouette »). A l'entame de chacune d'elle, on remarque la même indécision liminaire. L'identité des protagonistes est rejetée dans la nébuleuse de l'implicite (expression localisante « je ne sais où », déterminant indéfini dans le syntagme « certaine fille »). Dans l'épilogue, on assiste au même renversement de situation. Aucun des deux n'est comblé ! Et dans l'entre-deux, on est confronté au même déroulé chronologique.
On y rencontre aussi la même vivacité d'écriture. Une écriture teintée par un humour pince-sans-rire, parfois désespéré, et une ironie cinglante. Avec des trouées laissant place à des monologues (discours de stupeur indignée du héron et de la fille). La Fontaine ne fait pas l'impasse sur les effets de style et accorde ses faveurs à l'alternance des alexandrins et octosyllabes.
Ce qui rapproche ces deux fables, c'est aussi une maîtrise de l'art du suspense au goutte-à-goutte. Une habileté rhétorique, notamment dans l'emploi des formes du discours, des notations comparatives ou superlatives, des tournures métaphoriques. Bien des tours emphatiques relèvent de la sémiotique théâtrale.
Tout se déroule dans un lieu où se soldent les comptes. Ceux d'une vie et plus largement, d'une époque. L'un des thèmes privilégiés de l'écrivain est mis à l'honneur. Dans les deux intrigues, la vanité est à son comble de part et d'autre. L'inflation de l'amour propre, le dédain, les désirs chimériques se trouvent au c½ur du propos.
Dans leur quête, le héron et la fille, infaillibles dans leur jugement, pestent à tout va. Ils monopolisent la parole. L'un et l'autre bafouillent des arguments, et ils en énoncent de piteux. Des arguments qui ne convainquent évidemment pas, en raison de cette contradiction foncière entre le prix réel de l'individu et la valeur qu'il s'attribue.
Les deux scénarios retracent le parcours d'un animal et d'une jeune fille, mettent en avant deux personnages à l'affût, traînent les pieds, pestent à tout vent et font entendre des vociférations grandioses. Les lieux ne sont pas les mêmes, mais tous les deux vont à la pêche. Les deux protagonistes ratent des occasions et subissent une déroute. Ils sont bizutés par la vie. Ils sont incapables de se découvrir des affinités avec ce qui les entoure. Mais aussi de se départir d'un amour propre qui s'affiche avec la même raideur figée et glaciale :
« Moi, des tanches ! dit‑il, moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend‑on ?
« Quoi ? moi ! quoi ? ces gens-là ? l'on radote, je pense.
A moi les proposer ! hélas ! ils font pitié :
Voyez un peu la belle espèce ! »
Les deux figures de proue du diptyque affichent la même satisfaction sans obtenir ce qu'ils souhaitaient. Pour ne pas perdre la face. Le narrateur ne cherche pas à amortir le choc frontal avec la réalité. Tout leur échappe. Mais vraiment tout. Le chiasme final tourne en dérision ce qui ne sera jamais rien d'autre qu'un choix à contre-c½ur, qu'un aveu d'impuissance. La satisfaction bouffie d'orgueil vient compenser la déception causée par un rendez-vous manqué. Le principe reste invariable. Celui d'un rendez-vous raté avec une belle proie dans « Le Héron », avec le beau prince charmant dans « La Fille ». Par deux fois, le chiasme fait baigner nos protagonistes dans le même paradoxe. Ils peinent tous les deux à reconnaître leurs erreurs de jugement, leurs égarements, et bien sûr leur défaite. Ils se flattent comme ils peuvent. Pis que jamais. Tout est dit de la terrible vision qui s'annonce, celle d'une entreprise qui tourne au fiasco.
Dans le deuxième volet du diptyque, ce dernier opère un habile retour en amont, en fusionnant les mêmes sentiments tout en les croisant. Cette figure de style repose sur un numéro de parodie. Dans les deux épilogues, elle mène d'un trait concis à un même terme. Indéniablement, le chiasme borne un basculement de perspective, et aboutit à un même point de vue en surplomb. Il rapproche le dénouement de la stratégie dramatique qualifiée habituellement d'ironie du destin. Une ironie du sort marquée par un humour pince-sans-rire, d'un joli noir.
Au fil des vicissitudes, tout part en quenouille dans les deux intrigues. Mais alors que tout va mal, que tout s'effondre autour d'eux, les deux comparses pérorent, arborent le sourire du bonheur. Autant dire qu'ils ne cachent pas leur soulagement. Ils affichent avec suffisance un enthousiasme sans faille pour sauver la face et ne pas perdre son honneur. La même gaieté prévaut dans les deux fables. Ce contentement, cette satisfaction de soi de l'un et de l'autre n'ont aucune raison d'être. Après tout, ils s'emparent tous les deux d'un butin plus pathétique que miraculeux. Cette joie éprouvée et exprimée au moment de l'effondrement révèle la fausseté des paroles. Fausseté dont le chiasme - qui ne se résume pas à une coquetterie de style - rend compte avec une humeur narquoise. Cela va de soi, l'ironie de l'auteur laisse entendre une réfutation explicite et ne laisse aucun doute sur la réalité qui tourne en capilotade. Tout ce verbiage d'insincérité nous ramène à l'autojustification permanente, à une légitimation de soi. Et donc aux débordements pulsionnels du narcissisme.
Autre élément remarquable : la perspective narrative change du tout au tout après une fois les parenthèses discursives refermées. Les deux comparses rabattent leur prétention, passant du Capitole aux roches Tarpéiennes. Les deux narrations sont portées par des mises en scène aussi âpres qu'affûtées ; elles racontent le combat mené par les deux personnages. Contre tout le monde. Et surtout contre soi-même.
Enfin, si la moralité occupe le mitan du texte, cela montre bien que les frontières entre les deux intrigues sont bien moins hermétiques qu'on ne pourrait l'imaginer. Les deux protagonistes, dépeints avec cocasserie, sont réduits à de simples types sociaux. La morale bifrons du diptyque signe toutes ces convergences.
7.2. Des particularités distinctives notables
Mais n'effaçons pas les différences. Les fils narratifs ne se rejoignent pas. Les deux personnages ne se confondent pas tout à fait, même si l'on pourrait prêter à l'un et à l'autre des traits biographiques similaires....
D'abord celle qui oppose la fable animalière et la fable humaine. Qui oppose également le masculin au féminin. Très explicitement, le deuxième volet se caractérise par la visibilité du féminin. D'un côté, on se trouve en face d'une caricature à taille animale. L'activité interprétatrice assimilera le héron à un dignitaire de l'aristocratie. Et de l'autre, nez à nez avec une pécore qui crée des difficultés à propos de tout et de rien. Un prototype qui rappelle le personnage de la comtesse de Pimbesche chez Racine (« Les Plaideurs » - 1668), inspiré dit-on d'une certaine comtesse de Crissé. Ce qui nous ramène à l'arrière du texte, et encore une fois aux m½urs aristocratiques.
Dans la fable animalière, l'allégorisme joue à plein alors que dans la deuxième fable domine un certain réalisme. Même si La Fontaine porte un regard astringent sur la préciosité en construisant à cette jeune aristocrate une stature de virago sulfureuse. Il explore une terre littéraire qui n'est pas vierge depuis la comédie des « Précieuses Ridicules » de Molière. Une porte s'entrouvre sur les milieux mondains. La Fontaine se décide de parler de faits, d'événements qui se sont effectivement produits. Le second volet de ce diptyque dénonce le trompe-l'½il de la fiction animalière. Son scénario ne répond en rien à l'impérieuse nécessité de fabuler, d'inventer un paysage, des faits. Sous cet angle, il marque un renoncement au droit à la fabulation.
Les deux canevas ne collent pas. Le premier met en scène une pêche infructueuse. Un festin, dont l'abondance fléchira. Dans le second, c'est le destin d'une femme qui entre en jeu. Et qui va entraîner un enchaînement d'événements qui dureront toute une vie.
L'ordre de succession des deux tableaux laisse penser que « Le Héron » serait un récit illustratif d'une morale et que « La Fille » se ramènerait, à rebours, à une morale illustrée. Analyse que les derniers mots de la moralité confirment : « écoutez, humains, un autre conte : // Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons ». Une évidence tombe sous le sens : c'est à partir de la ligne d'arrivée de la fiction animalière que commence le deuxième épisode. Episode subsidiaire qui relate une action plus touffue et que le peintre ajoute au premier tableau. Et qui viendrait suppléer un texte tenu pour incomplet. Le premier récit met en avant un animal qu'on peut considérer comme une posture déguisée. Le second ajoute ce qui lui manque et remplace l'animal par un être humain, qui joue la même comédie. Le but de ce stratagème consistant à mieux attirer les soupçons du lecteur. Pas besoin d'être un pêcheur de perles en eaux profondes pour saisir le rapport entre les deux fables qui insistent largement sur l'abondance des biens étalés.
La voix plaintive de la fille suggère un incurable spleen amoureux. Rien de tel chez le héron. En outre, la jeune femme est frappée de vieillissement. Elle avance en âge et subit les outrages du temps (« Ses soins ne purent faire // Qu'elle échappât au temps, cet insigne larron »). Autre écart entre les scénarios. Le héron attend le moment parfait, alors que la fille attend le mari parfait.
Un v½u irréalisable. Comme l'a souligné avec pertinence Patrick Dandrey, la quête amoureuse redouble le motif du désir alimentaire dans « Le héron ». La présence de grivoiseries, et même de franches gauloiseries dans « La Fille » accroît cet écart avec le récit animalier, où domine une naïveté enfantine. D'où cette férocité de l'auteur, qu'on ne retrouve pas dans le premier tableau.
Autre différence notable, le rôle de la durée : une heure ou deux sans doute pour le héron. L'étau du temps se fait nettement ressentir dans « La Fille ». Plusieurs années ou une vie entière, on ne sait trop... En quête du viril Adonis, notre petite péronnelle fait sa mijaurée. Elle met tout le monde dehors et, porte fermée, attend le mari parfait. Cela dure une éternité. C'est cette durée qui rend la seconde fable aussi pathétique, tragique. Pathétique car les refus successifs de la jeune femme l'amènent à souffrir de la solitude. Tragique, parce qu'au bord du précipice, elle trouvera ultime refuge dans les bras d'un maroufle. Tristes épousailles. Ce qui laisse présager l'interminable crépuscule d'un échec amoureux.
Enfin, dernière différence et non des moindres : dans «Le Héron », les poissons partent, quittent les lieux de leur plein gré. Trop désoeuvrés par le scénario qui reste vide de perspective, ils disparaissent on ne sait où. Dans « La Fille », c'est la maîtresse de maison, hargneuse à l'excès, qui fait fuir tout le monde.
8. La fable diptyque : l'approche du vide
Avec « Le Héron », La Fontaine s'est mis en jambes, en quelque sorte. Dans la suite, il ne rechigne pas à raconter avec une faconde intarissable les déboires d'une femme qui ralôte dans son alcôve. Cette fable double n'affiche aucune référence à une source quelconque. C'est la seule et unique fois que la figure du héron apparaît dans l'ensemble des recueils. En revanche, le procédé de l'appariement ne bénéficie pas du privilège de l'exclusivité. On retrouve des attelages similaires dans « Le Loup, la Chèvre et le Chevreau » et « Le Loup, la Mère et l'Enfant » (fables XV et XVI du Livre IV), dans « Le Lion et le Rat » et « La Colombe et la Fourmi » (fables XI et XII, Livre II), etc... Certains récits partagent la même moralité : « on a souvent besoin d'un plus petit que soi », pour les deux dernières fables citées. Dans d'autres configurations, chaque apologue dispose de sa propre morale. Sans parler de toutes ces fables qui s'enrichissent de multiples traces intertextuelles, signalant par conséquent des rapprochements. Remarque qui s'applique, par exemple, pour ce vers tiré de la fable « Le Renard et les raisins » : « Le galand en eût fait volontiers un repas » (Fable XI, Livre III). Nos deux fables jumelles reposent sur un jeu érudit de remémorations buissonnières. L'apologue, tout comme le conte de fées, a besoin d'un récitatif.
8.1. La quête du mari
Autre différence notable, le rôle de la durée : une heure ou deux sans doute pour le héron. L'étau du temps se fait nettement ressentir dans « La Fille ». Plusieurs années ou une vie entière, on ne sait trop... En quête du viril Adonis, notre petite péronnelle fait sa mijaurée. Elle met tout le monde dehors et, porte fermée, attend le mari parfait. Cela dure une éternité. C'est cette durée qui rend la seconde fable aussi pathétique, tragique. Pathétique car les refus successifs de la jeune femme l'amènent à souffrir de la solitude. Tragique, parce qu'au bord du précipice, elle trouvera ultime refuge dans les bras d'un maroufle. Tristes épousailles. Ce qui laisse présager l'interminable crépuscule d'un échec amoureux.
Enfin, dernière différence et non des moindres : dans «Le Héron », les poissons partent, quittent les lieux de leur plein gré. Trop désoeuvrés par le scénario qui reste vide de perspective, ils disparaissent on ne sait où. Dans « La Fille », c'est la maîtresse de maison, hargneuse à l'excès, qui fait fuir tout le monde.
8. La fable diptyque : l'approche du vide
Avec « Le Héron », La Fontaine s'est mis en jambes, en quelque sorte. Dans la suite, il ne rechigne pas à raconter avec une faconde intarissable les déboires d'une femme qui ralôte dans son alcôve. Cette fable double n'affiche aucune référence à une source quelconque. C'est la seule et unique fois que la figure du héron apparaît dans l'ensemble des recueils. En revanche, le procédé de l'appariement ne bénéficie pas du privilège de l'exclusivité. On retrouve des attelages similaires dans « Le Loup, la Chèvre et le Chevreau » et « Le Loup, la Mère et l'Enfant » (fables XV et XVI du Livre IV), dans « Le Lion et le Rat » et « La Colombe et la Fourmi » (fables XI et XII, Livre II), etc... Certains récits partagent la même moralité : « on a souvent besoin d'un plus petit que soi », pour les deux dernières fables citées. Dans d'autres configurations, chaque apologue dispose de sa propre morale. Sans parler de toutes ces fables qui s'enrichissent de multiples traces intertextuelles, signalant par conséquent des rapprochements. Remarque qui s'applique, par exemple, pour ce vers tiré de la fable « Le Renard et les raisins » : « Le galand en eût fait volontiers un repas » (Fable XI, Livre III). Nos deux fables jumelles reposent sur un jeu érudit de remémorations buissonnières. L'apologue, tout comme le conte de fées, a besoin d'un récitatif.
8.1. La quête du mari
Dans ce livret en forme de diptyque, tout repose sur un jeu de miroir. Un jeu qui nous fait non seulement découvrir un portraitiste au regard tranchant, mais qui porte aussi un éclairage sur son entreprise : déceler la fausseté d'une sombre comédie humaine. Comédie qui s'achève immanquablement dans la solitude, dans le sommeil glacé du néant. La Fontaine exploite toutes les possibilités du dispositif, pour que les fils narratifs parviennent à se rejoindre : ab uno disce omnes. Un enchaînement thématique qui n'est pas nouveau, puisque l'auteur l'a précédemment mis en ½uvre dans la fable double « Le Lion et le Rat » et « La Colombe et la Fourmi » (Livre II, fables XI et XII). Sauf que dans notre fable double, la thématique est posée à l'entame des deux fragments textuels : « Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde : // On a souvent besoin d'un plus petit que soi » (ibid). Thématique qui fait l'objet d'un rappel, intégré entre les deux maillons : « L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits ».
La morale est une charnière dans la fable diptyque. L'une des fables rabat celle-ci sur l'autre. Ce qui saute aux yeux, c'est la structuration du récit entrecoupé de longues plages dialoguées.
L'art de la composition permet d'entrelacer dans un même bloc narratif les thèmes existentiels qui les animent. L'appariement des deux fables en une seule rend visible un même parcours allégorique nous propulsant du récit à la leçon morale. Le second versant rompt les amarres avec l'allégorisme constitutif du premier. Les références à la préciosité viennent confirmer l'intention fortement annoncée par le fabuliste : « Ce n'est pas aux hérons que je parle ». La version parallèle qui a pour titre « La Fille » ne rivalise pas avec la fable animalière. Les deux versions n'entretiennent pas un pouvoir d'autorité exercé par l'une ou l'autre.
La moralité qui sert de point d'articulation aux deux fables oblige le moraliste à affûter son récit. Les rebondissements donnent à la matière des deux fables une égayante vivacité et emmènent le lecteur bien au-delà de l'anecdote. Depuis un autre rivage cette fois, La Fontaine redonne figure humaine à la prétention en disposant à la suite de la fable animalière une caricature sociale. Il pose cette fois son chevalet dans un salon privé. Les visions de trou de serrure nous assaillent.
Le second volet du diptyque conte l'épopée comique et pathétique d'une femme à la recherche de son amoureux. Une femme appartenant à un haut rang social, à un milieu huppé. Ce récit croise certains thèmes de la classification Aarne-Thompson des contes (quête de l'époux désiré, railleries sur les vieilles filles, la mégère apprivoisée, le mariage comme punition). La Fontaine se saisit de ce thème et en exacerbe la portée. Il nous force à un séjour prolongé dans l'antre de cette horrible harpie. Le scénariste nous oblige à partager son intimité. Une intimité rythmée par la répétition des jours sans fin, où la veille ressemble au lendemain. Et donc marquée par son caractère oppressant. Voilà plusieurs années qui se passent, dans un climat de tension et d'inquiétude (« Un an se passe, et deux, avec inquiétude... »). Des années qui ne font pas oublier à cette femme éplorée la douleur de n'être plus personne. Ces humiliations solitaires l'éloignent de plus en plus de tout ce qui l'entoure. Ce qui ravive chez elle un sentiment d'échec plus profond encore. La mélancolie s'accroît des espoirs déçus qui finissent par se jeter dans le puits sans fond des chimères défuntes. La Fontaine prête à son personnage casanier un caractère à la fois monstrueux et pitoyable, afin d'imposer une présence qu'on n'oublie pas. Celle d'une vieille fille toute ridée, réduite à l'état d'épave.
Le thème de la quête affective prend place dans la plus lamentable et édifiante histoire racontée. La quête révèle, comme nous l'avons vu, bien des anomalies...
Comme une ½uvre peinte sur deux supports à la manière de Bosch, la fable doublon contraint l'auteur à exposer des motifs symétriques. La Fontaine nous habitue au fil de ces deux épisodes qui s'enchaînent à une familiarité immédiate avec les deux personnages qu'il décrit en pendants.
Les deux composantes forment des parties nettement délimitées en raison de la position mitoyenne de la leçon morale. Celle-ci se trouve enchâssée au mitan de ces deux fresques dont on sait très bien ce qu'elles veulent nous montrer. Les deux narrations s'emboîtent l'une dans l'autre, à l'image des guéridons ou des poupées russes. Elles évitent la dispersion, esquivent habilement les digressions inutiles. A la fois cruelles et joyeuses, elles allient fantaisie malicieuse et érudition. Une érudition qui se fait sentir dans la seconde fable, où le propos de l'auteur prend un tour très personnel. Propos qui se situe dans le sillage des réflexions de l'époque. On pense naturellement aux « Précieuses ridicules » (1659) de Molière, pièce représentée bien avant la publication des fables.
Ces récits gigognes, délicatement assemblés, réunis l'un à l'autre de manière serrée, caricaturent deux perdants qui font partie de la classe des nantis, de la caste aristocratique. Par ce jeu délibéré, l'auteur assigne aux deux protagonistes tous les traits d'un même archétype. Et ce duo fascine. Parce que l'un et l'autre chicanent à propos de tout et de rien. Presque maladivement, ils expriment une opinion d'eux-mêmes très avantageuse et éprouvent le même désir de briller, de se distinguer des autres.
Finalement, le deuxième volet du diptyque se contente d'une redistribution des rôles. Il se donne à lire comme la traduction de la fable animalière. Il ne fait que conforter la sensation de revivre une intrigue déjà familière, de revisiter un scénario cette fois débarrassé de tout décodage herméneutique. Un scénario calibré qui reprend du service dans un feuilleton qui laisse se dérouler les épisodes successifs. Episodes où se superposent les remémorations, à la faveur du jeu des redites, des réemplois. Où bruissent les mêmes reparties assassines, les mêmes protestations teigneuses. Où chaque mot, vers après vers, pèse plus lourd.
Puisque les deux récits entretiennent entre eux les mêmes rapports, les atermoiements de la précieuse n'étonnent guère. Pas plus que le rebondissement des événements. Pour la bonne raison qu'elles s'inspirent des péripéties du précédent volet. Le dispositif du mécanisme d'emboîtement n'est pas fait pour dérouter. Parvenu à un point du récit, le lecteur se dit : arrive ce qui doit arriver. Parce que ce récit avance sur des terres déjà labourées. Parce qu'il autorise un retour en arrière. La morale, nous l'avons vu, occupe une place centrale dans une disposition dont on perçoit progressivement le mécanisme implacable. Le héron doit faire de la place à sa partenaire dans le générique de cette fable à tiroirs. On se laisse entraîner vers l'épilogue. On s'attend forcément à un scénario déceptif, après les débuts incertains de l'histoire. Mais aussi en raison d'une intertextualité irradiante qui vivifie des relations mémorielles avec d'autres fables à tiroirs.
8.2. L'élément phatique, un outil stratégique de co-construction textuelle
La Fontaine ne s'interdit pas de lancer quelques piques qui se glissent dans les interstices de ses intrusions. Il mêle le sens de la formule à la radicalité de son pessimisme social. L'interjection « adieu » fait partie des locutions familières qu'emploie le fabuliste sur le ton de la plaisanterie caustique. Grâce à elle, La Fontaine nous fait entendre une parole délibérative, la sienne. Une parole intérieure qui nous permet de pénétrer dans l'espace mental d'un chroniqueur à chaud. Ces tournures interjectives introduisent un propos qui tend à raconter, à résumer une déprise générale. Elles servent de repères qui bornent des scénarios renouvelés d'une fable à l'autre. Des scénarios qui se fondent sur une surenchère des convoitises malsaines.
Cette formule d'envoi « adieu » a le vent en poupe dans de nombreux contextes, au point que son apparition nous fait penser à une co-construction des fables. Elle occupe une place centrale dans les fables qui fustigent la vanité humaine. Avec pour dénominateur commun la désappropriation, le dénudement ou le dépouillement.
La délectation de l'auteur n'est pas fortuite. Le modus operandi s'enrichit de nouveaux contenus, cette fois intertextuels. L'expression interjective « adieu » ignore la technique du contre-pied. Elle se prête au jeu de la combinaison avec d'autres vers, tout aussi emblématiques. Cet entrelacs de syntagmes exclamatifs rend manifeste le renvoi intertextuel. Au prix d'une sollicitation de la mémoire du lecteur, ces relations de coprésence se laissent entendre. On citera bien sûr ce vers extrait de la fable « Le Curé et le Mort »: « Sur cette agréable pensée, // Un heurt survient : adieu le char » (Livre VII, Fable XI). Mais aussi « La Laitière et le Pot au lait » : « Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée » (Livre VII, fable X). Et enfin « Le Jardinier et son Seigneur » : « ...on mit en piteux équipage // Le pauvre potager : adieu planches, carreaux ; // Adieu chicorée et poreaux ; // Adieu de quoi mettre au potage » (Fable IV, Livre IV). Avec une habileté démoniaque, l'intertextualité nous fait naviguer d'une fable à l'autre. Les expressions modalisées signalent la présence et l'intervention directe de l'auteur au c½ur du texte de fiction, qui se mêle aux autres instances narratives. Cette voix officielle oriente les enjeux cruciaux des différents récits, au gré des changements de chapitre. L'interjection « adieu » est un ingrédient conducteur pour mettre à jour, dans un court moment, le malheur à prévoir. La petite laitière, Perrette, se trouve après sa culbute, « en grand danger d'être battue » par son mari. Dans « Le Curé et le Mort », c'est la brusque embardée du corbillard qui précipite la mort du pasteur. Dans le « Jardinier et son Seigneur », c'est la dévastation d'une razzia. De drôles d'oiseaux, tous ces gens-là, surpris en pleine épreuve d'exhibition de leurs excessives prétentions ! A chaque fois, on s'imagine s'écrier à l'unisson du narrateur : adieu va ! Cette mise en perspective nous entraîne à concevoir l'impossible assouvissement de nos convoitises.
Ces traces intertextuelles en tant que transgressions narratives imposent la présence du producteur de texte, qui établit un lien de complicité, de connivence avec le lectorat. Par là, en tant qu'organisateur du récit et créateur des personnages, mais également en pédagogue joyeux, La Fontaine positionne son lecteur par rapport à son ½uvre, aux corrélations qu'il pourra établir entre les événements narrés. Il renforce aussi le rapport ludique qu'il entretient avec lui. Il pousse assez loin le principe de l'intertextualité, afin que le recueil ne perde jamais rien de son unité, de son efficacité narrative. Dans les trois fables en question trônent le même motif, celui des convoitises. Et chacun des protagonistes, dans la partie finale, essuie un camouflet. Tout rapproche ces trois fables qui créolisent les mêmes thématiques tout en renouvelant un scénario rebattu à souhait. Sans jamais renoncer à ce jeu littéraire, La Fontaine affuble ses personnages du même défaut rédhibitoire. La tentation de la folle vanité rappelle celle d'Icare, de Phaéton, de Sisyphe et Prométhée. La précieuse - tout comme Perrette, ou Messire Jean Chouard, ou encore le héron - succombe aux pièges de la vanité, ce miroir aux alouettes. Et chute elle aussi dans l'abîme de la frustration. Certes, dans « La Fille », la victime expiatoire, tout comme dans l'Iphigénie de Racine, sera sauvée à la dernière extrémité. Faisant profil bas. Des amours plébéiennes valent toujours mieux que les napperons de dentelle pour simple compagnie. On pense s'en tenir quitte avec le tragique de l'existence, mais rien n'est moins sûr. Le bonheur qui s'offre à cette femme n'est pas sans mélange. C'est une victoire à la Pyrrhus qu'elle remporte ! Peu de chance que l'héroïne déprimée retrouve force de vie.
L'humour parvient à rendre acceptable la cruauté jubilatoire de La Fontaine. Ce qui amène le lecteur du texte à endosser le rôle du « contre-héros », ainsi que l'a défini Roland Barthes. Le lecteur savoure ce récit d'un noir brillant, il prend son plaisir, se laisse aller à une hilarité complice. On ne va quand même pas se coller une brique dans le ventre ! Une certitude met un terme au pacte de lecture qui nous lie à toutes ces histoires : tous les rêves ne sont pas permis, surtout quand les espoirs roulent à contresens de la normalité. Ou de ce qui est raisonnable. Ce que montre très bien la fable « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le b½uf » : « Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages. // Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, // Tout prince a des ambassadeurs, // Tout marquis veut avoir des pages.» (Fable III, Livre I).
9. La fable au défi de l'épaisseur de l'histoire
Dans les fables reprises à Esope, l'épaisseur de l'histoire importe peu. Les passions humaines traversent les âges, hors d'une historicité : l'ambition, la vanité, le désir de gloire, de possession, la soif de pouvoir trouvent leur place dans les thématiques. Les préceptes de la sagesse antique restent les mêmes d'une époque à l'autre, de l'Antiquité jusqu'au Grand Siècle.
Les réflexions pour se conduire sagement restent toujours valables, quelle que soit la période considérée. Elles surplombent les siècles. Les fables de l'Antiquité grecque ou romaine pourraient se révéler sans utilité directe pour penser l'actualité, le présent. Les deux textes étudiés ici démontrent le contraire. Si le fabuliste articule la fable animalière à la fable humaine, ce n'est pas seulement pour le plaisir de plaire. C'est aussi pour mieux appréhender le monde tel qu'il est. La Fontaine se sert des réflexions passées pour comprendre le monde dans lequel il vit. Pour s'interroger sur son époque...
C'est un portrait à charge de la société que le fabuliste entreprend. La fable double joue sur l'hybridation du factuel et du fictionnel. Elle oscille entre l'inventivité fictionnelle et la justesse biographique. Elle n'est pas dégagée de toute référence historique. On pourrait penser à la Grande Demoiselle, fille de Gaston d'Orléans (le troisième fils de Henri IV et de Marie de Médicis) et à son mariage morganatique, et chaotique aussi, avec le comte de Saint-Fargeau, futur duc de Lauzun...
On affrontera la question concernant la vraisemblance d'événement et de personne avec une modestie prudente. Logiquement, il est impossible de lire cette fable sans penser à la Préciosité, puisque l'auteur y fait référence. Il n'est pas besoin d'aller chercher bien loin la matière de ce récit. C'est une fiction forgée au creuset de l'histoire, au c½ur d'un mouvement social. D'une mode. En tous les cas, d'un mouvement inédit dans l'histoire, d'où surgiront des pensées radicales.
9.1. Poétisation de l'histoire et discours critique : la Préciosité sous le scalpel du satiriste
Dans la deuxième partie de ce diptyque, La Fontaine ne fait que broder à partir de son conte animalier, en réfléchissant à la possibilité d'inventer un personnage plus réel que le héron. Plus contemporain aussi. Il décide donc de nommer le modèle qu'il décrit, au détour d'une proposition coordonnée introduisant une nouvelle donnée (« car les précieuses // Font dessus tout les dédaigneuses »).

portrait d'une dame (1667)
tableau du peintre néerlandais Gabriel Metsu [1629-1667]
Le poète fait apparaître sous un angle qui n'a rien de nouveau depuis Molière l'un des événements de l'histoire du XVIIème siècle. Il joue sur le stéréotype moliéresque pour mieux épingler ces femmes qui rivalisaient d'esprit dans les salons. Molière et La Fontaine sont des esprits aux prises avec leur époque. Il importe que le lecteur reconnaisse le modèle. Et La Fontaine ne tarde pas trop à aborder sans ménagements cette affaire : « C'était ceci, c'était cela ; // C'était tout, car les précieuses // Font dessus tout les dédaigneuses ». La diérèse n'est pas seulement une cheville servant au comptage syllabique, un phénomène aléatoire de diction. La désunion des deux voyelles augmente l'intensité de l'articulation de « précieuses » (ce qui vaut plus loin pour le terme de « préciosité »). Un effet comique peut en être tiré. On étale le mot, comme ces femmes aiment à étaler leur érudition, leur raffinement. Le hiatus produit un effet désagréable qui nourrit le fiel de la satire.
La mode des précieuses s'étend de 1660 à 1680, au début du règne de Louis XIV. Cette mode féminine réunit dans les cénacles les plus luxueux qui soient la fine fleur de l'aristocratie : Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, Madame de Sévigné, Madame de Lafayette, Mademoiselle de Scudéry, et la marquise de Montespan, la maîtresse du roi (de 1667 à 1680, après l'affaire des poisons). On croise dans ces cercles fermés Richelieu, le duc d'Enghien, Voiture, La Rochefoucauld, Corneille, Benserade et même Scarron, le premier époux de Mme de Maintenon. Jean de La Fontaine a lui-même fréquenté bien des salons précieux, à commencer par celui de Mme Fouquet au château de Vaux-le-Vicomte.
La Préciosité s'inscrit dans une actualité brûlante. Et surtout dans une modernité incomparable.
La morale est une charnière dans la fable diptyque. L'une des fables rabat celle-ci sur l'autre. Ce qui saute aux yeux, c'est la structuration du récit entrecoupé de longues plages dialoguées.
L'art de la composition permet d'entrelacer dans un même bloc narratif les thèmes existentiels qui les animent. L'appariement des deux fables en une seule rend visible un même parcours allégorique nous propulsant du récit à la leçon morale. Le second versant rompt les amarres avec l'allégorisme constitutif du premier. Les références à la préciosité viennent confirmer l'intention fortement annoncée par le fabuliste : « Ce n'est pas aux hérons que je parle ». La version parallèle qui a pour titre « La Fille » ne rivalise pas avec la fable animalière. Les deux versions n'entretiennent pas un pouvoir d'autorité exercé par l'une ou l'autre.
La moralité qui sert de point d'articulation aux deux fables oblige le moraliste à affûter son récit. Les rebondissements donnent à la matière des deux fables une égayante vivacité et emmènent le lecteur bien au-delà de l'anecdote. Depuis un autre rivage cette fois, La Fontaine redonne figure humaine à la prétention en disposant à la suite de la fable animalière une caricature sociale. Il pose cette fois son chevalet dans un salon privé. Les visions de trou de serrure nous assaillent.
Le second volet du diptyque conte l'épopée comique et pathétique d'une femme à la recherche de son amoureux. Une femme appartenant à un haut rang social, à un milieu huppé. Ce récit croise certains thèmes de la classification Aarne-Thompson des contes (quête de l'époux désiré, railleries sur les vieilles filles, la mégère apprivoisée, le mariage comme punition). La Fontaine se saisit de ce thème et en exacerbe la portée. Il nous force à un séjour prolongé dans l'antre de cette horrible harpie. Le scénariste nous oblige à partager son intimité. Une intimité rythmée par la répétition des jours sans fin, où la veille ressemble au lendemain. Et donc marquée par son caractère oppressant. Voilà plusieurs années qui se passent, dans un climat de tension et d'inquiétude (« Un an se passe, et deux, avec inquiétude... »). Des années qui ne font pas oublier à cette femme éplorée la douleur de n'être plus personne. Ces humiliations solitaires l'éloignent de plus en plus de tout ce qui l'entoure. Ce qui ravive chez elle un sentiment d'échec plus profond encore. La mélancolie s'accroît des espoirs déçus qui finissent par se jeter dans le puits sans fond des chimères défuntes. La Fontaine prête à son personnage casanier un caractère à la fois monstrueux et pitoyable, afin d'imposer une présence qu'on n'oublie pas. Celle d'une vieille fille toute ridée, réduite à l'état d'épave.
Le thème de la quête affective prend place dans la plus lamentable et édifiante histoire racontée. La quête révèle, comme nous l'avons vu, bien des anomalies...
Comme une ½uvre peinte sur deux supports à la manière de Bosch, la fable doublon contraint l'auteur à exposer des motifs symétriques. La Fontaine nous habitue au fil de ces deux épisodes qui s'enchaînent à une familiarité immédiate avec les deux personnages qu'il décrit en pendants.
Les deux composantes forment des parties nettement délimitées en raison de la position mitoyenne de la leçon morale. Celle-ci se trouve enchâssée au mitan de ces deux fresques dont on sait très bien ce qu'elles veulent nous montrer. Les deux narrations s'emboîtent l'une dans l'autre, à l'image des guéridons ou des poupées russes. Elles évitent la dispersion, esquivent habilement les digressions inutiles. A la fois cruelles et joyeuses, elles allient fantaisie malicieuse et érudition. Une érudition qui se fait sentir dans la seconde fable, où le propos de l'auteur prend un tour très personnel. Propos qui se situe dans le sillage des réflexions de l'époque. On pense naturellement aux « Précieuses ridicules » (1659) de Molière, pièce représentée bien avant la publication des fables.
Ces récits gigognes, délicatement assemblés, réunis l'un à l'autre de manière serrée, caricaturent deux perdants qui font partie de la classe des nantis, de la caste aristocratique. Par ce jeu délibéré, l'auteur assigne aux deux protagonistes tous les traits d'un même archétype. Et ce duo fascine. Parce que l'un et l'autre chicanent à propos de tout et de rien. Presque maladivement, ils expriment une opinion d'eux-mêmes très avantageuse et éprouvent le même désir de briller, de se distinguer des autres.
Finalement, le deuxième volet du diptyque se contente d'une redistribution des rôles. Il se donne à lire comme la traduction de la fable animalière. Il ne fait que conforter la sensation de revivre une intrigue déjà familière, de revisiter un scénario cette fois débarrassé de tout décodage herméneutique. Un scénario calibré qui reprend du service dans un feuilleton qui laisse se dérouler les épisodes successifs. Episodes où se superposent les remémorations, à la faveur du jeu des redites, des réemplois. Où bruissent les mêmes reparties assassines, les mêmes protestations teigneuses. Où chaque mot, vers après vers, pèse plus lourd.
Puisque les deux récits entretiennent entre eux les mêmes rapports, les atermoiements de la précieuse n'étonnent guère. Pas plus que le rebondissement des événements. Pour la bonne raison qu'elles s'inspirent des péripéties du précédent volet. Le dispositif du mécanisme d'emboîtement n'est pas fait pour dérouter. Parvenu à un point du récit, le lecteur se dit : arrive ce qui doit arriver. Parce que ce récit avance sur des terres déjà labourées. Parce qu'il autorise un retour en arrière. La morale, nous l'avons vu, occupe une place centrale dans une disposition dont on perçoit progressivement le mécanisme implacable. Le héron doit faire de la place à sa partenaire dans le générique de cette fable à tiroirs. On se laisse entraîner vers l'épilogue. On s'attend forcément à un scénario déceptif, après les débuts incertains de l'histoire. Mais aussi en raison d'une intertextualité irradiante qui vivifie des relations mémorielles avec d'autres fables à tiroirs.
8.2. L'élément phatique, un outil stratégique de co-construction textuelle
La Fontaine ne s'interdit pas de lancer quelques piques qui se glissent dans les interstices de ses intrusions. Il mêle le sens de la formule à la radicalité de son pessimisme social. L'interjection « adieu » fait partie des locutions familières qu'emploie le fabuliste sur le ton de la plaisanterie caustique. Grâce à elle, La Fontaine nous fait entendre une parole délibérative, la sienne. Une parole intérieure qui nous permet de pénétrer dans l'espace mental d'un chroniqueur à chaud. Ces tournures interjectives introduisent un propos qui tend à raconter, à résumer une déprise générale. Elles servent de repères qui bornent des scénarios renouvelés d'une fable à l'autre. Des scénarios qui se fondent sur une surenchère des convoitises malsaines.
Cette formule d'envoi « adieu » a le vent en poupe dans de nombreux contextes, au point que son apparition nous fait penser à une co-construction des fables. Elle occupe une place centrale dans les fables qui fustigent la vanité humaine. Avec pour dénominateur commun la désappropriation, le dénudement ou le dépouillement.
La délectation de l'auteur n'est pas fortuite. Le modus operandi s'enrichit de nouveaux contenus, cette fois intertextuels. L'expression interjective « adieu » ignore la technique du contre-pied. Elle se prête au jeu de la combinaison avec d'autres vers, tout aussi emblématiques. Cet entrelacs de syntagmes exclamatifs rend manifeste le renvoi intertextuel. Au prix d'une sollicitation de la mémoire du lecteur, ces relations de coprésence se laissent entendre. On citera bien sûr ce vers extrait de la fable « Le Curé et le Mort »: « Sur cette agréable pensée, // Un heurt survient : adieu le char » (Livre VII, Fable XI). Mais aussi « La Laitière et le Pot au lait » : « Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée » (Livre VII, fable X). Et enfin « Le Jardinier et son Seigneur » : « ...on mit en piteux équipage // Le pauvre potager : adieu planches, carreaux ; // Adieu chicorée et poreaux ; // Adieu de quoi mettre au potage » (Fable IV, Livre IV). Avec une habileté démoniaque, l'intertextualité nous fait naviguer d'une fable à l'autre. Les expressions modalisées signalent la présence et l'intervention directe de l'auteur au c½ur du texte de fiction, qui se mêle aux autres instances narratives. Cette voix officielle oriente les enjeux cruciaux des différents récits, au gré des changements de chapitre. L'interjection « adieu » est un ingrédient conducteur pour mettre à jour, dans un court moment, le malheur à prévoir. La petite laitière, Perrette, se trouve après sa culbute, « en grand danger d'être battue » par son mari. Dans « Le Curé et le Mort », c'est la brusque embardée du corbillard qui précipite la mort du pasteur. Dans le « Jardinier et son Seigneur », c'est la dévastation d'une razzia. De drôles d'oiseaux, tous ces gens-là, surpris en pleine épreuve d'exhibition de leurs excessives prétentions ! A chaque fois, on s'imagine s'écrier à l'unisson du narrateur : adieu va ! Cette mise en perspective nous entraîne à concevoir l'impossible assouvissement de nos convoitises.
Ces traces intertextuelles en tant que transgressions narratives imposent la présence du producteur de texte, qui établit un lien de complicité, de connivence avec le lectorat. Par là, en tant qu'organisateur du récit et créateur des personnages, mais également en pédagogue joyeux, La Fontaine positionne son lecteur par rapport à son ½uvre, aux corrélations qu'il pourra établir entre les événements narrés. Il renforce aussi le rapport ludique qu'il entretient avec lui. Il pousse assez loin le principe de l'intertextualité, afin que le recueil ne perde jamais rien de son unité, de son efficacité narrative. Dans les trois fables en question trônent le même motif, celui des convoitises. Et chacun des protagonistes, dans la partie finale, essuie un camouflet. Tout rapproche ces trois fables qui créolisent les mêmes thématiques tout en renouvelant un scénario rebattu à souhait. Sans jamais renoncer à ce jeu littéraire, La Fontaine affuble ses personnages du même défaut rédhibitoire. La tentation de la folle vanité rappelle celle d'Icare, de Phaéton, de Sisyphe et Prométhée. La précieuse - tout comme Perrette, ou Messire Jean Chouard, ou encore le héron - succombe aux pièges de la vanité, ce miroir aux alouettes. Et chute elle aussi dans l'abîme de la frustration. Certes, dans « La Fille », la victime expiatoire, tout comme dans l'Iphigénie de Racine, sera sauvée à la dernière extrémité. Faisant profil bas. Des amours plébéiennes valent toujours mieux que les napperons de dentelle pour simple compagnie. On pense s'en tenir quitte avec le tragique de l'existence, mais rien n'est moins sûr. Le bonheur qui s'offre à cette femme n'est pas sans mélange. C'est une victoire à la Pyrrhus qu'elle remporte ! Peu de chance que l'héroïne déprimée retrouve force de vie.
L'humour parvient à rendre acceptable la cruauté jubilatoire de La Fontaine. Ce qui amène le lecteur du texte à endosser le rôle du « contre-héros », ainsi que l'a défini Roland Barthes. Le lecteur savoure ce récit d'un noir brillant, il prend son plaisir, se laisse aller à une hilarité complice. On ne va quand même pas se coller une brique dans le ventre ! Une certitude met un terme au pacte de lecture qui nous lie à toutes ces histoires : tous les rêves ne sont pas permis, surtout quand les espoirs roulent à contresens de la normalité. Ou de ce qui est raisonnable. Ce que montre très bien la fable « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le b½uf » : « Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages. // Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, // Tout prince a des ambassadeurs, // Tout marquis veut avoir des pages.» (Fable III, Livre I).
9. La fable au défi de l'épaisseur de l'histoire
Dans les fables reprises à Esope, l'épaisseur de l'histoire importe peu. Les passions humaines traversent les âges, hors d'une historicité : l'ambition, la vanité, le désir de gloire, de possession, la soif de pouvoir trouvent leur place dans les thématiques. Les préceptes de la sagesse antique restent les mêmes d'une époque à l'autre, de l'Antiquité jusqu'au Grand Siècle.
Les réflexions pour se conduire sagement restent toujours valables, quelle que soit la période considérée. Elles surplombent les siècles. Les fables de l'Antiquité grecque ou romaine pourraient se révéler sans utilité directe pour penser l'actualité, le présent. Les deux textes étudiés ici démontrent le contraire. Si le fabuliste articule la fable animalière à la fable humaine, ce n'est pas seulement pour le plaisir de plaire. C'est aussi pour mieux appréhender le monde tel qu'il est. La Fontaine se sert des réflexions passées pour comprendre le monde dans lequel il vit. Pour s'interroger sur son époque...
C'est un portrait à charge de la société que le fabuliste entreprend. La fable double joue sur l'hybridation du factuel et du fictionnel. Elle oscille entre l'inventivité fictionnelle et la justesse biographique. Elle n'est pas dégagée de toute référence historique. On pourrait penser à la Grande Demoiselle, fille de Gaston d'Orléans (le troisième fils de Henri IV et de Marie de Médicis) et à son mariage morganatique, et chaotique aussi, avec le comte de Saint-Fargeau, futur duc de Lauzun...
On affrontera la question concernant la vraisemblance d'événement et de personne avec une modestie prudente. Logiquement, il est impossible de lire cette fable sans penser à la Préciosité, puisque l'auteur y fait référence. Il n'est pas besoin d'aller chercher bien loin la matière de ce récit. C'est une fiction forgée au creuset de l'histoire, au c½ur d'un mouvement social. D'une mode. En tous les cas, d'un mouvement inédit dans l'histoire, d'où surgiront des pensées radicales.
9.1. Poétisation de l'histoire et discours critique : la Préciosité sous le scalpel du satiriste
Dans la deuxième partie de ce diptyque, La Fontaine ne fait que broder à partir de son conte animalier, en réfléchissant à la possibilité d'inventer un personnage plus réel que le héron. Plus contemporain aussi. Il décide donc de nommer le modèle qu'il décrit, au détour d'une proposition coordonnée introduisant une nouvelle donnée (« car les précieuses // Font dessus tout les dédaigneuses »).

portrait d'une dame (1667)
tableau du peintre néerlandais Gabriel Metsu [1629-1667]
Le poète fait apparaître sous un angle qui n'a rien de nouveau depuis Molière l'un des événements de l'histoire du XVIIème siècle. Il joue sur le stéréotype moliéresque pour mieux épingler ces femmes qui rivalisaient d'esprit dans les salons. Molière et La Fontaine sont des esprits aux prises avec leur époque. Il importe que le lecteur reconnaisse le modèle. Et La Fontaine ne tarde pas trop à aborder sans ménagements cette affaire : « C'était ceci, c'était cela ; // C'était tout, car les précieuses // Font dessus tout les dédaigneuses ». La diérèse n'est pas seulement une cheville servant au comptage syllabique, un phénomène aléatoire de diction. La désunion des deux voyelles augmente l'intensité de l'articulation de « précieuses » (ce qui vaut plus loin pour le terme de « préciosité »). Un effet comique peut en être tiré. On étale le mot, comme ces femmes aiment à étaler leur érudition, leur raffinement. Le hiatus produit un effet désagréable qui nourrit le fiel de la satire.
La mode des précieuses s'étend de 1660 à 1680, au début du règne de Louis XIV. Cette mode féminine réunit dans les cénacles les plus luxueux qui soient la fine fleur de l'aristocratie : Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, Madame de Sévigné, Madame de Lafayette, Mademoiselle de Scudéry, et la marquise de Montespan, la maîtresse du roi (de 1667 à 1680, après l'affaire des poisons). On croise dans ces cercles fermés Richelieu, le duc d'Enghien, Voiture, La Rochefoucauld, Corneille, Benserade et même Scarron, le premier époux de Mme de Maintenon. Jean de La Fontaine a lui-même fréquenté bien des salons précieux, à commencer par celui de Mme Fouquet au château de Vaux-le-Vicomte.
La Préciosité s'inscrit dans une actualité brûlante. Et surtout dans une modernité incomparable.
Sans ambages, le moraliste affuble les femmes précieuses, ou du moins de certaines d'entre elles, des mêmes défauts que Molière avait mis en avant. Dans la préface de sa comédie « Les Précieuses ridicules » (pièce représentée pour la première fois sur le Théâtre du Petit-Bourbon en novembre 1659), son auteur précise plusieurs choses. Que sa comédie « se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ». Et que « les véritables précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal ». Certains aspects de la Préciosité que Molière juge incomparables, et même « excellents », ont été « copiés par de mauvais singes ». La satire vise les « vicieuses imitations » de « ce qu'il y a de plus parfait » (ibid).
A quelques années de distance, La Fontaine, va faire usage des mêmes clichés. Au c½ur d'une société friande de secrets d'alcôve, il partage quelque peu la misogynie condescendante des détracteurs de la préciosité. Détracteurs qui voyaient dans la précieuse soit une prude, soir une coquette. Ou les deux à la fois. Une concession à l'esprit du temps ? On peut effectivement soupçonner le fabuliste de vouloir rassasier un regard masculin. Ses intrusions dans la trame narrative le montrent amplement. Ce qui entraîne forcément une part de subjectivité, laquelle a ses travers, dans la mesure où elle donne une vision de la Préciosité somme toute assez caricaturale. Le portrait est-il le véritable reflet de la personne ? Ou s'agit-il d'une copie dévoyée, d'une « fausse précieuse » ? Dans « La Fille », la précieuse passe clairement pour une nonne nymphomane. Le clin d'½il souriant n'est pas porteur, ni d'élégance, ni de finesse.
La fable nous renvoie l'image d'une société, celle du XVIIème siècle et de ses salons. Mais laquelle ? C'est d'abord une société où, à l'évidence, il était beaucoup plus facile d'être un homme. D'où cette vision des statuts sociaux, globalement désespérante pour les femmes. Si l'on veut démêler l'enchevêtrement des faits ou des motivations, la part de consentement de cette dame de cour mériterait, en dernière instance, d'être évaluée.
Dans cette société de faux-semblants, la femme, constamment en représentation, est sommée à tenir un rôle dicté par les codes. Pour mieux comprendre cette idée, on peut s'appuyer sur un passage de la fable consacré à la toilette d'apparat. Cette femme galante sur le retour doit être la plus belle des fiancées, quitte à s'enfariner le nez pour empêcher que ses traits puissent « choquer » et « déplaire». Pour se faire plus jeune, elle se farde le visage, qui doit à cette époque présenter la pâleur du fenouil. La blancheur de la peau devant trancher avec les lèvres à la coloration rouge incarnat. La Fontaine donne à son personnage féminin une allure qui reste fichée dans l'imagination des lecteurs. Une allure impossible à oublier, mais probablement peu fidèle au caractère audacieux et intransigeant des précieuses.
9.2. La Préciosité, un gynécée fascinant
La monarchie reste un système fortement marqué par les disparités de fortune. Mais aussi par l'inégalité entre les sexes. Les précieuses sont généralement issues de familles aisées. La féodalité érige en modèle la soumission de la femme, la restriction de son libre arbitre. La fatalité règne en maître dans cette société où les femmes de la cour vivent dans un carcan archaïque qui régit toute leur vie. Difficile pour elles d'occuper un espace sociétal qui ne soit pas subalterne...
Pour faire court, la Préciosité s'apparente à un collectif de femmes rebelles qui n'ont pas encore lu Simone de Beauvoir... Des femmes décidées à ne pas se laisser faire, décidées à prendre toute leur place dans une histoire culturelle. Indéniablement, ce mouvement de résistance, de protestation et d'émancipation s'inscrit comme un jalon majeur dans l'histoire du féminisme. Sous les fastes et la lumière coruscante des cercles littéraires, on devise de tout, on rudoie aussi. La prétendue priorité masculine, surtout. Du fait de la primogéniture masculine, les hommes sont dotés de plus de droits que les femmes. Les lois saliques édictées par Clovis ont consacré la perpétuation de la suprématie masculine. Il n'est guère surprenant de voir les précieuses disputer, dans un tel contexte, la domination intellectuelle des hommes.
Ces dames de la cour forment une guilde qui fait dérailler le train-train des salons de l'époque. Parce qu'elle fait entendre une parole libérée de femme. Elles s'efforcent de défendre la latitude de désirer. A leurs yeux, le mariage, le destin procréatif, la maternité, cessent d'être un objet d'injonction.
Sous l'influence d'Honoré d'Urfé (auteur du roman-fleuve « L'astrée »), les précieuses imposent une mode littéraire, celle des sentences et aphorismes, celle des bienséances et règles de politesse, une mode vestimentaire aussi.
Elles imposent une conception idéaliste, presque platonicienne de l'amour. Ce qui explique les allusions perfides de La Fontaine à certaines tracasseries nocturnes. Obsessions coquines qui tournent carrément le dos à ce qu'on appelle l'amour platonique... Dans la même veine satiriste, Ninon de Lenclos, une femme de lettres qui incarna la culture libertine de l'époque, les surnomma les « jansénistes de l'amour ».
Ces femmes de la noblesse colloquent à longueur de soirée : l'amour serait-il compatible avec le mariage ? Elles dissertent à propos des sentiments, de l'amitié, de l'amour. Ce qui nous vaut la Carte de Tendre dressée par Mlle de Scudéry à l'occasion d'un badinage avec son ami intime Pélisson.
L'incessante confrontation avec la souveraineté masculine amène les précieuses à revendiquer l'égalité entre l'homme et la femme, le partage de l'autorité, le droit au divorce, à la liberté sexuelle. Le but n'est pas d'aboutir à un renversement politique, mais à un renversement des mentalités. Ces femmes se donnent tous les droits. Puisqu'elles n'ont pas voix au chapitre, elles prennent la parole, répliquent en prenant la plume. Elles optent pour la poésie comme accès à la pensée, à la méditation. Elles tentent de se réimaginer un destin.
Face à cette manifestation si déroutante d'une culture qui brouille les repères avant l'heure, le monde masculin ne pouvait réagir que fébrilement. On ne s'étonne pas de voir La Fontaine porter un regard très ironique sur cette mode. Toute démonstration de force paraît vaine : la fable intitulée « La fille » n'est pas une ½uvre féministe, loin de là. Comme bien d'autres, pourrait-on ajouter. Citons pour mémoire « Le Jardinier et son Seigneur » (Fable IV, Livre IV), « La jeune Veuve » (Fable XXI, Livre VI), « Les deux amis » (Fable XI, Livre VIII), et surtout « Le Mal marié », qui s'achève par une féroce diatribe : « Si de ma vie // Je vous rappelle et qu'il m'en prenne envie, // Puissé-je chez les morts avoir pour mes péchés // Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés ». La présence féminine se signale dans une quinzaine de fables, pas davantage. Une place peu importante, donc. Et souvent, l'auteur présente la femme dans des situations peu dignes d'êtres louées.
Toutefois, La Fontaine sait qu'il doit compter sur un public féminin, qu'il ménage sur un ton bienveillant. Dans « Philomèle et Progné », il dénonce le viol des femmes : « Et c'est le souvenir d'un si cruel outrage // Qui fait, reprit sa S½ur, que je ne vous suis pas : // En voyant les hommes, hélas ! // Il m'en souvient bien davantage » (Fable XV - Livre III). Dans la fable suivante, « La Femme noyée », il prend soin de ne pas s'engager dans une position qui pourrait le compromettre ou le priver des faveurs de ses lectrices. En fait, bien souvent, La Fontaine ménage la chèvre et le chou. Comme dans la fable intitulée « Les Femmes et le secret », il renvoie les personnes des deux sexes dos à dos : « Rien ne pèse tant qu'un secret ; // Le porter loin est difficile aux Dames : // Et je sais même sur ce fait // Bon nombre d'hommes qui sont femmes ». Finalement, tout le monde en prend pour son grade. Cette égalité de traitement vaut pour les deux fables du diptyque. Tout bien considéré, les deux protagonistes n'incarnent pas l'essence de la véritable humanité !
On a reproché aux précieuses d'en faire un peu trop. On a désapprouvé, et La Fontaine n'est pas le premier à l'avoir fait, leur maniérisme trop affecté. Une afféterie mondaine qui tombe dans l'excès et, sans doute, n'exclut pas le nombrilisme. Les précieuses iront jusqu'à distinguer douze sortes de soupirs et une dizaine de formes d'estime. Dans le domaine du vocabulaire, le goût du néologisme et des métaphores indéchiffrables aboutit à des tête-queue verbaux, à des embrouillaminis inextricables. Les mots deviennent la marque de fabrique de ce mouvement qui va les disséminer dans les conversations galantes. Dans ce florilège d'épiphanies poétiques, on peut débusquer quelques raretés : féliciter, incontestable, s'encanailler, du dernier galant, furieusement. Le raffinement de la Préciosité trébuche et sombre dans l'épaisseur d'un langage abscons (les tétons deviennent les coussinets d'amour, la table l'universelle commodité, le zéphyr l'amant des fleurs, les yeux les miroirs de l'âme, le pot de chambre l'urinal virginal, etc...). Ou dans les platitudes périphrastiques (les habitants du royaume de Neptune pour les poissons).
La vogue des noms et prénoms romanesques, les logorrhées verbales de la casuistique amoureuse, le mépris des Anciens, l'obscurité stylistique sont tournées en ridicule par les moralistes. La Bruyère ne manque pas d'épingler cette pédanterie qui cherche à donner du prix à sa propre personne. En résumé, La Fontaine n'épargne pas non plus cette mode du jargon précieux. Il décrédibilise la figure de la précieuse avec une énergie toute sardonique. Ceci étant, la disqualification s'étend bien au-delà de cette figure. Force est de constater que La Fontaine met en regard deux protagonistes parfaitement semblables, deux sosies. Ce ne sont ne sont pas des parangons de modestie. L'un et l'autre font partie des nantis, parmi les plus arrogants. De ce point de vue, au lieu de voir une dépréciation sexiste dans le texte, on peut considérer que l'auteur impose le choix d'une mixité des rôles.
La Fontaine, d'ordinaire fort peu empathique quand il parle des femmes, nous soumet une réflexion corrosive sur l'amour de soi, l'emprise des préjugés, et sur le jeu du paraître dans les salons. Difficile au bout du compte de défricher une jungle historiographique autour de ce personnage haut en couleur. Peu importe la cible. Ce qui lui arrive dans cette vilaine histoire peut arriver à d'autres. Le cercle pourrait s'élargir vite. En matière d'expérience affective, tout le monde pourrait s'y retrouver. Sans doute. Mais à la condition, et cela vaut surtout pour les lecteurs nobles, de faire partie de la même classe sociale. Le lectorat de masse n'existe pas au XVIIème siècle. L'indifférenciation nécessaire du pronom « on » dans la moralité ne doit pas nous abuser. Même s'il tend à nous compter parmi les personnes concernées. C'est-à-dire l'ensemble des mortels (« écoutez, humains, un autre conte : // Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons »).
La Fontaine dénonce les velléités conquérantes de l'homme, mais aussi celles de la femme. On pense à encore une fois à Perrette. Et côté masculin, au curé, messire Jean Chouart.
Peut-on parler d'une rébellion féministe dans la deuxième fable ? Nous pouvons en douter. La fille se dresse avec rage non pas contre son oppression, mais contre les gens qui ne lui plaisent pas. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Elle ne refuse pas l'amour. Ne renonce pas aux épousailles. Ce qu'elle cherche à assurer pour son avenir, ce sont les survivances nobiliaires propres à son rang. Les projets d'union ne sont pas dépourvus de velléités pécuniaires à cette époque. Au XVIIème siècle, le mariage ouvre la voie à l'acquisition d'un statut, de titres de noblesse.
Bien naturellement et spontanément, la tentation est grande de réveiller le mythe de l'Amazone grecque. De brandir la légende héroïque d'une Jeanne d'Arc ripolinée, incarnant le destin tout tracé d'une femme libérée, rêvant de conquêtes militaires, aspirant à une citoyenneté émancipée et bataillant coûte que coûte pour l'égalité des sexes.
Mais le caractère bien trop falot de cette fille maladivement vaniteuse empêche de lire la fable dans ce sens. Le personnage est si insignifiant et sans relief qu'il en devient farcesque. Il donne la réplique, impétueusement, certes. Mais les événements vont le faire déchanter au point qu'il ne cesse de repousser l'échéance. Dans le dernier acte, la future mariée croit trouver sa planche de salut. Tout compte fait, cette femme n'échappe pas aux occupations cantonnées à la sphère privée. Son existence reste dans l'ombre d'un mari.
Le portrait de cette fille ne répercute pas forcément une idée un rien idéalisée - et même érotisée - du féminin. Si l'on se place de l'autre côté du chevalet, on ne manquera pas de souligner que le peintre ne cherche nullement à faire échec aux stéréotypes dépréciatifs attachés aux femmes indociles. Stéréotypes qui n'épargnent pas non plus les précieuses. Finalement, ce portrait donne à sentir les archétypes masculins qui règnent à l'époque classique. Archétypes qui mettent à jour le caractère androcentré d'un angle de vision. Bien sûr, on souhaiterait que la bonhomie bienveillante de La Fontaine contribue à préserver l'héroïne d'une situation humiliante. A tenir à distance un regard gaillardement méprisant sur les femmes, surtout celles qui ont de l'ambition. L'attitude du fabuliste à l'égard de la femme effrayée de vieillir et de garder le célibat est excessivement misogyne. Le portrait acerbe dévalorise la figure de la femme. La Fontaine appuie là où ça fait mal, avec une gourmandise facile. Avec ce qu'il faut d'humour faussement nonchalant et de cynisme mordant. Sans s'encombrer de précautions embarrassées, le chiasme final (« Elle fut tout aise et tout heureuse // De rencontrer un malotru ») autorise une interprétation des plus triviales, celle d'un déchaînement libidinal assez échevelé. C'est un principe généralement admis, et même un axiome : chez les hommes, l'identité féminine se perçoit depuis les rives intranquilles de leurs fantasmes. Soit. Cependant, le texte ne mettrait-il pas en avant « l'idéal féminin » ? Un idéal que l'on retrouvera dans les contes, notamment ceux de Charles Perrault...
Les deux volets du diptyque tricotent les mêmes ressorts narratifs. Compte tenu de cette évidence, il convient de s'en tenir à une stricte observation des faits. On peut mettre en parallèle les deux protagonistes : tout comme le héron, la fille ne sait pas attraper de gros poissons. Cette constatation sommaire tend à réduire l'opposition entre le masculin et le féminin. Dans la mesure où la possibilité d'une modestie des goûts, des prétentions, des besoins et désirs se partage entre les deux sexes. Finalement, cette femme pourrait se contenter de peu de choses. Ce qui n'est pas le cas. Finalement, La Fontaine s'en tient à un point de vue qui n'est pas dénué de lucidité : les femmes sont aussi orgueilleuses que les hommes. Point à la ligne. Personne n'avait l'air de s'en être aperçu. Un sujet aussi vaste que celui des envies ou des désirs des femmes est condensé en quelques mots dans cette fable. La Fontaine fait entendre un point de vue qui a l'intérêt d'aller dans le même sens. Celui d'un unanimisme, d'un consensus général. La vanité passe d'un personnage à l'autre, sans se soucier de l'identité des sexes. La vanité masculine n'exclut pas la possibilité d'être de l'autre sexe.
10. La défiguration poétique dans les fables jumelles : le pouvoir réparateur et destructeur du rire
Les procédés comiques pullulent dans les deux fables. Celles du comique de caractère ou de m½urs qui exploite les vices ou défauts d'un personnage : la fille qui fait des manières, la mégère dénigreuse, la pucelle hargneuse, la virago. La dame noble dont la préciosité est placée au premier plan par le satiriste. Le comique de m½urs s'attache à ridiculiser certains traits moraux de la classe aristocratique.
Les procédés de la caricature se combinent à ceux du comique de situation. La ruée en bousculade des prétendants, le bord de la rivière encombré de poissons naufragés, puis les amants qui s'esbignent, les mêmes poissons qui prennent la poudre d'escampette. La fille qui cesse d'être le nombril du monde, qui titube d'échec en échec, qui essaye de garder une longueur d'avance sur la fatalité du sort, le héron qui, lui, n'essaye même pas de surveiller ses proies et de se garder une chance. Un vrai farfadet, celui-là.
Les effets comiques sont produits par la situation des deux personnages placés sous le signe des prétentions contrariées. Tout repose sur le retournement ou renversement de situation. Un changement brutal qui n'est pas un coup de théâtre puisque la péripétie est tout à fait attendue par le lecteur, le bouleversement prévisible et crédible. Tout se finit dans une impasse. Il faut renoncer, adoucir ses exigences et opter pour une solution de survie. Le renoncement est assorti d'un lot de consolation : une limace, un ours mal léché. Ce qui est risible, ce n'est pas cette situation d'impasse. Même si l'on bascule vite du dérisoire à la dérision. C'est plutôt le fait que ces deux personnages sont coupables de leur situation. Parce qu'ils placent leur idéal du moi au-dessus de tout. Ce qui nous renvoie au comique de caractère et de gestes (attitudes affectées, singeries et simagrées des vaniteux et grand prétentieux). Et surtout au comique de répétition. La narration, très ludique et décontractée, jongle entre le comique de situation et le comique de répétition. Dans les rabats de la fable bifrons qui se déploient comme un retable, la mise en texte fait la part belle aux péripéties qui s'accumulent, s'additionnent (l'enchaînement des renoncements). Mais également à la similarité de l'action caractérisante (deux huluberlus qui pérorent, se pavanent et manifestent leur indignation). Aux répétitions phoniques (assonances, allitérations) dans les jeux de mots, aux termes métaphoriques. La Fontaine utilise toutes les ficelles de ce comique de répétition.
La scène de répétition est la clef de voûte de l'appariement des deux fables. Cet exercice stylistique repose en grande partie sur le va-et-vient du langage et de l'image descriptive.
Le comique verbal n'est pas en reste. Les deux textes débordent de procédés comiques bien crémeux. La fresque animalière du premier volet met en condition le public. La seconde fable est une reprise remaniée de la première trame narrative. Le virage ouvre la voie à plus de dérision. La fête continue ! Le spectacle se poursuit sur un mode plus alerte, et même effréné. Le comique de langage repose en grande partie sur les réparties aigres des deux personnages, plutôt survoltés. Sur la démesure, outrancière. Remarque qui vaut particulièrement pour la maîtresse de maison qui manifeste un don prodigieux pour le sens de la répartie. Tous ces tapages du pied, ces éclats de voix, sont les outils naturels du théâtre farcesque.
Un défi majeur s'impose à l'apologue, ne jamais ennuyer ! La Fontaine prend le parti d'en mettre plein les yeux pour divertir son public, quitte à mêler des poignées de lieux communs à un regard burlesque sur ses contemporains. Sans laisser le scénario s'alourdir, par petites touches de drôlerie, il distille ses effets. Dès le lever de rideau, la litote donne son la (« certaine fille, un peu trop fière... »). La litote se prête au jeu d'une complicité avec le lecteur. Tout en ouvrant le prologue, elle plante le décor. Le narrateur se prête sans mauvaise grâce à la griserie de l'ironie. Tout comme l'antiphrase, la litote ne cherche pas à redorer l'image du personnage décrit. La gradation, les propos décalés et les reprises anaphoriques dans le discours indirect libre (antiphrase « la belle espèce », parataxe « c'était ceci, c'était cela, c'était tout »), les oxymores (« point froid et point jaloux »), les redondances, les alliances de mots et jeux de rimes (« précieuses » - « dédaigneuses »), les allitérations (les consonnes sifflantes faisant penser au cri d'une vipère), la surenchère, les exagérations loufoques (les « mille tours » de la carpe, les « cent sortes de fards » du cabinet de toilette) et le chiasme final font triompher le burlesque.
Dans ses deux fables, La Fontaine ne privilégie ni la concision, ni la sobriété. Il orne le récit à sa guise, avec une insouciance juvénile. Il montre une gaieté enjouée, il rayonne, ne cessant de jouer avec les mots, faisant basculer le canevas dans l'anomalie risible. Au point de pousser la plaisanterie jusqu'à l'invraisemblable : comment peut-on être chétif de moitié ?
L'inventivité de ce comique verbal se nourrit des outrances langagières, des aberrations logiques. La fantaisie verbale ruisselle dans chaque vers, contamine le verbiage de cette précieuse toute interloquée, ainsi que les débordements verbaux du narrateur (allusions et intrusions d'auteur). Incontestablement, « La Fille » offre peu d'occasions au comique verbal de s'essouffler...
D'autres formes du burlesque peuvent se ranger dans le comique de pensée. Toutes les figures de l'ironie ou de l'humour relèvent de cette catégorie. Elles instaurent une complicité avec le destinataire et appartiennent au registre satirique. Un rire de distance s'installe donc. L'indifférence et l'absence d'émotion, comme le remarquera Henri Bergson [1859-1941], accompagnent ce rire (« Le Rire : essai sur la signification du comique » - 1900).
La Fontaine se prend au jeu de l'humour plaisant et enjoué, friand de boutades et mots d'esprit. Un humour bon enfant qui se mêle à l'ironie. Une ironie mordante qui n'a rien perdu de sa verdeur, qui nous fait éprouver répulsion, désintérêt et rejet du personnage décrit. On retiendra la différence entre humour et ironie, telle qu'elle a pu être exposée par certains linguistes comme Oswald Ducrot et Henri Morier notamment.
L'ironie dissocie le locuteur et l'interlocuteur, alors que par l'humour, il les rapproche et les unit... L'humour réconcilie le locuteur et son allocutaire car il se fonde sur l'acceptation du monde tel qu'il est, sur la résignation. Moins tolérante, l'ironie se pose en réformatrice, elle cherche à modifier un état des choses afin qu'il soit plus conforme à un idéal. Dans les deux récits, le suspense joue un rôle de premier plan. Sans cesse, il s'emploie à différer le moment heureux qui ne viendra jamais. Pas étonnant que La Fontaine soit si peu enchanté - et inspiré - par les pouvoirs magiques de la métamorphose (« La Chatte métamorphosée en femme » - fable XVIII - Livre II). Dans chacun des volets du diptyque, et cela se ressent de manière indiscutable dans « La Fille », du fait de l'ironie du destin qui s'exerce à l'insu de l'héroïne, l'avenir paraît de moins en moins fréquentable.
Dans le diagramme « Le Héron » - « La Fille », l'humour tire l'intrigue vers la comédie burlesque ou la farce. L'ironie, qui pointe avec rudesse l'âpreté du monde, oriente le texte vers une tragédie authentique. La discordance entre ces deux attitudes intellectuelles ne change rien aux objectifs que se fixe tout apologue. Sous l'apparence d'un rire léger, innocent ou candide, ou bien celle d'un rire dédaigneux manifestant l'ironie, se trouve une visée sérieuse. La finalité critique de la fable laisse s'entremêler la gravité et l'hilarité.
Ces considérations nous amènent à distinguer nettement deux types de rire : le rire gai et le rire transgressif.
10.1 Dualité et duplicité des types de rire.
Le rire gai est un rire joyeux, folâtre comme dirait Rabelais. Dans son essai sur le rire, Charles Baudelaire considère Rabelais comme « le grand maître français en grotesque » (« Curiosités esthétiques » - 1855). Le rire rabelaisien est, selon lui, « directement symbolique », parce qu'il présente toujours « la transparence d'un apologue ». On retrouve cette même expression plastique de la bonne humeur sous la plume de La Fontaine. Ce rire facile et récréatif nous divertit. Il remplit une fonction cathartique, réparatrice.
La Fontaine sait magnifiquement exploiter le potentiel comique d'un événement. Prenons par exemple cette sortie de route d'un corbillard que la Marquise de Sévigné raconte à sa fille Françoise Marguerite dans une lettre datée de 1672. Elle achève son récit de la manière la plus sommaire et prosaïque qui soit : « On verse : la bière coupe le cou au pauvre curé ». La Fontaine s'amusera de ce tragique accident et composera dans la foulée « Le Curé et le Mort » (Fable XI, Livre VII). Il exploite avec le même talent certaines situations risibles et surtout les défauts de caractère qui méritent qu'on s'en moque. La pimbêche prétentieuse, le cabotin qui minaude, font partie des ces personnalités les moins sophistiquées qui soient. Ces personnages affligeants de suffisance ont toujours été la coqueluche des satiristes ; « rien ne reprend mieux la plupart des hommes », prétendait Molière, « que la peinture de leurs défauts » (préface de la première édition de « Tartuffe » représenté dans la Salle du Palais-Royal le 5 février 1669).
Leur portrait ne peut que provoquer un rire partagé avec le cercle de la bonne société. Le caractère de ces personnages se dessine assez nettement pour que l'on s'intéresse à eux tout en devinant ce qu'ils deviendront. Seraient-ils l'un et l'autre susceptibles de rédemption ? Non, la réponse va de soi... A la fin, toujours, les masques finissent par tomber. Dans tous les recueils de fables, les personnages qui rêvent de posséder gloire et richesse subissent bien des déconvenues ! Dans « Le Lièvre et la Tortue » » « L'Ours et les deux Compagnons », ou « La poule aux ½ufs d'or », les doux rêveurs et orgueilleux arrogants de tout poil tombent de haut. Au risque d'y perdre la vie comme dans « La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le b½uf », une farce bon enfant qui tourne à la tragédie.
La Fontaine porte un regard froid sur la marche du monde, et achève sa démonstration par un épilogue sanglant. Le conte porte à merveille les idéaux de tempérance, en n'omettant jamais de décocher, comme un arc tendu, des flèches empoisonnées, des pointes d'ironie. C'est ainsi que la fable se montre un levier puissant pour critiquer l'extravagance humaine dans tous ses états : l'envie, l'orgueil, la vanité. Il n'en va pas autrement dans « La Laitière et le pot au lait » qui aborde une réflexion sur les aléas, les hourvaris de la vie ordinaire. Ces circonstances imprévues, inattendues qui bousculent l'existence, quitte à faire grincer les dents. La morale s'énonce dans un style des plus flamboyants : « Quel esprit ne bat la campagne ? // Qui ne fait châteaux en Espagne ? // Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous, // Autant les sages que les fous ? // Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux... ». On sent bien que la partie didactique est tout aussi amusante à lire que le corps de la fable. Contrairement à ce qui se passe pour « Le Héron » et « La Fille » où c'est le récit qui prend le pas sur l'instruction morale. La leçon en position mitoyenne atteste d'une sévérité sobre et rude à la fois.
La fable est un genre double, puisqu'elle appartient, tout comme les contes et les fabliaux, au genre du récit et à la littérature d'idées, au genre philosophique (sentences, maximes, proverbes, aphorismes). L'auteur ne manque pas de le rappeler dans sa « Préface » : « L'apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l'une le corps, l'autre l'âme. Le corps est la fable ; l'âme, la moralité ». Dans le diptyque, une distorsion se produit entre les deux récits adossés flanc à flanc et la morale. On a l'impression que la moralité se déracine. Dans le second recueil de ses fables, La Fontaine s'abandonne à ses penchants, cesse de revendiquer la brièveté d'Esope. Bref, il émancipe le récit de sa vocation trop étroitement didactique. Où plutôt, il s'efforce de dissiper cette frontalité entre le corps et l'âme du texte, pour reprendre la terminologie qu'il utilise. L'expérience de lecture ne serait plus, dès lors, seulement érudite ou édifiante. Elle ne serait plus destinée à agiter l'esprit.
En fait, force est de constater que la leçon que pourrait dégager le fabuliste se trouve déjà formulée implicitement dans le corps de la fable : « mais qui peut tout avoir ? », s'interroge-t-il au détour de l'histoire racontée. L'intrusion d'auteur ne demande que peu d'efforts puisque « La Fille » redouble la critique d'un incorrigible défaut déjà évoqué dans « Le Héron ». D'ailleurs, le caractère naïf de cette fable humblement didactique a permis au lecteur de se convaincre que les humains persévèrent dans leurs vices. Qu'ils sont incapables de modifier leur façon d'être, comme les animaux qui sont prisonniers de leurs instincts.
Le peintre se délecte de ce couple mal assorti. Ce mariage de la carpe et du lapin risque de tourner au vinaigre. Cette mésalliance aboutira logiquement à l'inimitié amoureuse.
L'affaire est entendue : le mariage inespéré avec ce « malotru » ne parviendra pas à dissiper les chimériques griseries de cette coquette. Monstre de sort pour la victime principale de ce drame ! Il ne viendrait à personne d'envier pareille infortune. Finalement, La Fontaine ne demande rien d'autre à son public qu'on en sourie avec lui, qu'on s'en amuse. Un constat qui nous amène à pénétrer le fonctionnement d'un autre type de rire...
10.2 Le rire de la sanction sociale
Dans les deux fables, le rêve des deux personnages s'adapte si peu à situation qu'ils ne peuvent l'un et l'autre obtenir satisfaction. En définitive, c'est l'incompatibilité entre leur orgueil et la réalité qui leur fait du tort. Ce qui est remarquable dans ce diagramme, c'est que le rire surgit du désespoir, de la plus extrême cruauté. Il jaillit dans des circonstances graves, à un moment où l'on ne rit plus depuis longtemps (« Le chagrin vient ensuite ; elle sent chaque jour // Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour »). Dans cette débâcle, le temps a fait pâlir, puis dépérir sa beauté. Dégringolade qui n'empêcherait pas les amant éconduits d'en sourire, ou même d'exprimer leur joie. La joie de la vengeance, de la revanche.
Ce rire agressif éprouve un lien avec les travers de la vie. Tout se déroule comme si le moraliste s'efforçait à bras-le-corps d'assurer sa prise sur le cours des événements.
Pour bien comprendre ce qui oppose ces deux types de rire, il faut revenir à la fable qui a pour titre « Le Pouvoir des fables » : « le monde est vieux », nous prévient La Fontaine, et « il le faut amuser encor comme un enfant ». Le « monde » dont il est question, ce sont les gens qui aiment les contes de fées. Celui du célèbre Peau d'âne, pour reprendre l'exemple de l'auteur : « Au moment que je fais cette moralité, // Si Peau d'âne m'était conté, // J'y prendrais un plaisir extrême ». Non pas celui de Charles Perrault, qui sera publié peu avant la mort de La Fontaine, mais sans doute la version de Bonaventure des Périers.
Le rire franc, supputé infantile, s'associe à ce « plaisir extrême ». Le plaisir de voir cette fille butée, au point de renverser tables et guéridons du salon, réjouit le lecteur. La situation de cette femme têtue, au tempérament soupe-au-lait, laisse la place à un rire de joie.
Le lecteur, invité à ouvrir les yeux sur les curiosités de la vie sociale, passe en revue toutes les créatures des fables, comme s'il visitait une galerie de tableaux, invité à ouvrir les yeux sur les curiosités de la vie sociale. Dans ce corps-à-corps avec le personnage, son rire lui procure une jouissance corporelle. Il est assez proche du rire de fête, du rire carnavalesque de la théorie bakhtinienne. Un rire qui mine le réel au point de le déformer.
Sauf que la fable ne tourne pas le dos au réalisme, bien au contraire. Le fait que cette femme épouse un «malotru », c'est une manière pour La Fontaine de préserver une part d'humanité à son personnage. Rien à voir avec les contes pour enfants ! De toutes façons, le monde des fables, lui, n'aime pas les contes de fées. D'ailleurs, dans toutes les fables, tout finit par se gâter.
Certains passages du texte nous font prendre conscience, par insinuation, du caractère dérisoire du sentiment de grandeur et de gloire.
On rit au fil des étapes processuelles de l'apparition du personnage féminin, on rit du décalage rendu de plus en plus visible entre la réalité et les réactions de la fille, on se gausse de la rigidité caractérielle de cette femme qui devient, pour ainsi dire, un automate. Chaque fois qu'elle repousse des prétendants, elle nous donne l'impression qu'elle agit comme un ressort. On en revient à la thèse de Bergson selon laquelle le rire serait un placage du mécanique sur du vivant.
C'est parce que la fable parvient à déchirer le voile trompeur de l'apparence sociale qu'elle fait naître un rire jaune. Un rire réflexif qui laisse sceptique face à la méchanceté ou l'absence d'humanité du personnage. Ce rire de moquerie, qui n'a rien de convulsif ni de doux, renvoie à une forme de gausserie dégoûtée. Ce qui nous ramène à la théorie de Henri Bergson selon laquelle le rire prendrait l'allure d'une « brimade sociale ». Ce rire moral montre la supériorité du fabuliste fièrement juché sur sa morale. Ce rire sans attendrissement est un rire de convivialité avec le moraliste, un rire mimétique, qui a une signification sociale.
En définitive, il faut considérer que la matière risible n'est pas la même. Lorsqu'on lit la fable, on rit du personnage. On rit de ses déboires. Dans la leçon morale ou les intrusions d'auteur, on rit avec l'auteur. Dans le premier cas, d'une scène donnée à voir et à entendre surgit un rire jovial, un rire d'ébranlement, généré par une situation drôle ou farfelue, un rire de détente. Le rire d'une libération émotionnelle. Dans le second cas, il en va autrement.
La moralité de la fable prend en compte le contexte social. De nombreuses fables, animalières ou non, sont des allusions aux faits d'époque, parmi lesquelles : « Les Animaux malades de la peste » (fable I, Livre VII), « Le rat qui s'est retiré du monde » (fable III, livre VII), « Le Chat, La Belette et le petit Lapin » (fable XVI, livre VII), « L'Homme et la Couleuvre » (première fable du livre X), « Le Berger et le Roi » (fable IX, Livre X) « Les deux chèvres » (fable IV, livre XII), etc... Ce qui est le cas aussi pour « La Fille ».
11. Le thème du désir, un véritable morceau de philosophie d'almanach...
La Fontaine est un fabuliste capable de créer de la magie avec une intrigue ténue, nous réservant une réjouissante surprise. Il campe une galerie de personnages qu'il entraîne dans la vie des autres. Il les suit dans leurs errements. Il épouse leur langage. Dans ce diptyque, les deux personnages, tous deux aussi excentriques l'un que l'autre, paraissent pitoyables.
Tout laisse penser que cette fable double porte, non pas sur les déboires ou les doutes amoureux. Mais plutôt sur le désir.
11. 1. Le désir, l'hybris, la démesure de l'amour de soi
Des premiers moments mis en scène jusqu'aux séquences finales, le texte litotique laisse le lecteur impatient de connaître l'issue des péripéties. Dans le « Pouvoir des fables » (Fable IV, Livre VIII), l'auteur rappelle combien chacun de nous aime redevenir un enfant que l'on berce de contes : « Le monde est vieux, dit-on [...] cependant, il le faut amuser encore comme un enfant ». Le goût de l'allusion ne se dément pas chez La Fontaine. Dans « La Fille », les formulations elliptiques faisant état des fringales érotiques de la précieuse en font foi. Parvenu au point des deux récits où il pourrait se passer vraiment quelque chose, alors qu'en fait il ne se passe rien - le désir de chaque protagoniste est réduit au silence - le lecteur finit par réorienter ses centres d'intérêt. En réalité, le fabuliste amène ce dernier à se détourner avec une prudente gravité du récit-cadre pour le confronter au discours moral.
Sans se livrer à une séance de psychanalyse sauvage, il conviendra ici d'offrir quelques perspectives pour repenser les soubassements du récit. En soulignant que l'affrontement du principe de réalité paraît bien plus violent dans l'histoire réelle (celle d'une femme appartenant au mouvement de la préciosité) que dans la trame enchantée de la fiction (le récit animalier). Mais tout, en dernier ressort, se rapporte au désir. Dans « La Fille », c'est une évidence, La Fontaine multiplie les perspectives en mêlant l'intime et le politique ou le regard social. Dans « Le Héron », la concordance entre ce le vécu de cet animal et les normes de la société s'impose avec moins de visibilité. Mais le récit, certes lapidaire, laisse prise à une déduction qui permet d'identifier des personnes bien réelles. Les deux textes, finalement, ne seraient pas exempts d'histoires anecdotiques. Et nos deux coreligionnaires ne trouvent pas la juste limite dans ce qu'ils désirent.
La précieuse désire ce qu'elle n'a pas, elle cherche l'amour, ce qu'elle ne trouve pas. Confrontée au manque, elle souffre de la solitude. La malheureuse vit écartée de tout à force de se draper dans le manteau rigide de l'orgueil. Un orgueil qui maintient à bonne distance ses prétendants. Les chagrins, mais aussi les frustrations exacerbées jalonnent en zigzags la chronique des jours qui fuient. Mais elle refuse de lâcher l'affaire. Après des années d'attente interminable, la revanche sonne à la porte. Elle se marie, enfin ! On pourrait se persuader que dès lors, elle comble ce manque. Et qu'elle serait devenue heureuse. Ce qui ne peut être le cas, puisqu'elle s'entiche d'un horrible bonhomme. La promesse d'amour éternel reste sans écho. Son projet d'union aboutit à une impasse. Comble de cette quête du grand amour, même si ses désirs érotiques restent inavoués, elle obtiendra l'inverse de ce qu'elle recherchait. Elle devra se contenter, un n½ud à l'estomac, de ce qu'elle a pu trouver. Dans l'épilogue, assez glauque, le narrateur met un soin curieux à montrer qu'elle entre, tout comme le héron, dans un état de transe : « Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse // De rencontrer un malotru ». Une exaltation bien trompeuse, dans la mesure où le narrateur prête à cette mégère un tempérament ténébreux, peu enclin aux épanchements. Son v½u de s'unir, bouquet à la main, à « un mari » qui soit à la fois « jeune, bien fait et beau », et « d'agréable manière » ne se réalise pas. Elle aspirait à une passion inconditionnelle. Elle rêvait d'un amant parfait. D'un époux « point froid et point jaloux », plutôt docile, se laissant diriger. Cette complaisance obéissante correspondant à son goût (un peu pervers, tout de même). Une qualité qui est loin de garantir une vie amoureuse sans ombrage. Mais bon... Disons simplement qu'elle cherchait à accomplir quelque chose d'essentiel pour elle. Mais à chaque occasion, elle semble ne pas pouvoir se satisfaire de ce qui lui procurent les aléas du sort (« Le Destin se montra soigneux de la pourvoir »). Ces aléas représentant allégoriquement tous les biens que nous procure la nature. C'est cette course haletante vers un plaisir incessamment différé que relate le narrateur. Une situation d'autant plus troublante que l'abondance ne manque pas. Rien ne la contente. En dehors de cette poursuite solitaire qui la maintient, justement, dans cet état délirant. La distorsion de l'image de soi engendre une languide frustration. Pire, elle fait perdre toute capacité de raisonnement. Quand on est incapable d'user de sa raison pour juger des circonstances, on finit par choisir ce qu'il fallait à tout prix éviter. C'est mot à mot ce que déclare Epicure dans sa « Lettre à Ménécée ».
La fille et son double masculin subissent le même sort funeste, ce qui paraît terriblement logique. Un sort se rapportant au même stratagème - celui de la surenchère - qui se retourne contre eux. Le même thème, celui de l'affamement, les renvoie dos à dos. Les deux fables s'attachent, s'accrochent l'une à l'autre, elles se combinent. Le conteur saisit, sous deux versants différents, la même idée. Dans les deux récits, il insiste sur l'idée d'une vulnérabilité foncière des personnages. L'un éprouve l'obsession de nourriture (« la faim le prit »), et l'autre l'obsession du plaisir charnel (« le désir peut loger chez une précieuse »). L'un et l'autre devront se contenter de ce qui ne viendra pas combler leur désir. A un certain degré de généralité, les êtres humains sont tous exposés à la privation. Et si nous sommes vulnérables, c'est à cause de notre dépendance à l'égard de la nature. Et des autres humains.
La Fontaine se donne l'occasion dans ce diptyque de passer en revue un motif qui lui est cher : en quoi consiste le bien vivre ? Il rejoint les réflexions de Socrate rapportées par Platon dans son dialogue retraçant le procès du philosophe (« Apologie de Socrate »). En toutes circonstances, il faut chercher en quoi consiste le bien. Et surtout comprendre quel désir doit passer en premier. Les incertitudes de l'heure doivent nous porter à devenir attentif, à éviter les dérapages.
Les deux personnages de la fable doublon se bornent à supporter, avec une apparente et feinte sérénité, les vicissitudes du sort. Ils sont dépourvus de cette intelligence des circonstances qu'on appelle le bon sens. Il faut savoir choisir le moment opportun, saisir l'instant propice. Au gré des aléas, il faut se montrer prudent. Cette prudence suppose une délibération pour analyser ce qui est contingent, pour faire un choix aussi. La sagesse s'énonce ici par l'idée, accessible à tous, qu'il convient de garder le sens des mesures. Autrement dit, il faut savoir échapper à l'emprise de nos désirs. Au déséquilibre de nos pulsions ogresques.
La Fontaine laisse entrevoir la possibilité d'une société différente, plus soucieuse à l'intérêt commun, plus attentive à une réconciliation avec la nature. L'excès serait-il le propre de l'homme ? Il faut apprendre à se gouverner, à gouverner ses échanges avec les autres. A ne pas se laisser tromper par soi-même. Les humains échapperaient ainsi à leur condition animale, à leur nature première. Ils finiraient alors par se créer une seconde nature, plus civilisée.
Cette pensée serait-elle d'ordre moral ? Le but de La Fontaine n'est pas d'invoquer clopin-clopant une quelconque protection divine et de ramener à la foi les esprits de son époque. Contrairement à Blaise Pascal [1623-1662], qui dénonçait dans ses fragments l'arrogance des grands, la comédie des apparences et les hiérarchies de classe. Mais pas de la même façon. Dans la perspective de Pascal, le sort de chacun est remis dans les mains du Créateur. La déchéance subie annonce un autre règne. Celui d'une royauté heureuse, de la terre promise. Une jeune fille au pain sec, pour Pascal, c'est pain bénit. Certainement pas pour La Fontaine, un épicurien endurci. Mais aussi un humaniste pour qui la sagesse serait plutôt d'ordre pratique. En matière de désir, il ne faut pas se satisfaire de ce qui suffit à un seul. Le désir nous relie au monde.
11.2. Un pacte épicurien avec la raison
La morale tend à justifier un ensemble de règles de conduite, considérées comme les meilleures, les plus acceptables, pertinentes ou utiles. Elle n'est jamais séparable d'un certain contexte, d'un état de la société et de son histoire ancestrale.
Elle résonne avec force comme une parole oratoire ou un discours d'apparat qui viendrait scruter des vérités immuables afin de soigner les maux de la condition humaine. C'est aussi une vitrine muséale. Qu'elle en fasse l'aveu ou non, elle explore l'héritage du monde antique et l'histoire des idées. Le moraliste part toujours du commentaire d'un autre. L'eudémonisme épicurien de la « Lettre à Ménécée » exerce, comme nous l'avons vu, une influence majeure sur la fable doublon. La saga « Le Héron » et « La Fille » forme un bloc textuel divisé en deux chapitres qui ramassent des bouts d'aventures, vécues ou non, dont l'auteur évalue la portée. Il passe d'une histoire à l'autre avec le souci d'un lien de causalité. Comme pour mieux accorder à la fatalité un caractère prémonitoire.
Les règles éthiques découlent d'une conception de la vie. Elles varient entre elles selon les époques et les cultures. Dans l'½uvre de La Fontaine, la dissonance entre ses penchants épicuriens et la vision chrétienne sont particulièrement repérables. La Fontaine oppose une rationalité lucide au dogme religieux. Sa morale repose sur un pacte de la raison, qui reste sans cesse à renouveler.
Se soumettre à l'hybris, c'est gâcher la fête. La fille, le héron regimbent, ils n'attendent rien de personne. Ils s'infligent l'un et l'autre leurs propres frustrations. Ni l'un ni l'autre ne déjouent les pièges que le destin se réjouit de placer sous leurs pas. La frustration n'est pas liée au manque de nourriture, qui provoque la faim, donc la souffrance. Ni à l'absence déclarée des soupirants. Non, rien tout cela ne manque, bien au contraire. L'insatisfaction n'est pas liée au manque. L'enchaînement des événements, décrits avec insistance par le narrateur, permettrait aux deux personnages de jouir d'un sort enviable. Sauf qu'ils n'aiment rien. Alors que tout est désirable, ils font le choix de ne rien choisir.
Ces deux êtres perpétuellement déçus ressentent néanmoins des besoins. Besoins qui font naître l'appétit. Mais ils ne pourraient être satisfaits que s'ils acceptaient ce qui est possible d'obtenir. Livrés à leurs rêves, ils vivent dans le délire. Sauf que les rêves ne nourrissent pas... Bien sûr, à la fin des deux épisodes, chacun d'eux fait un choix. Ils se considèrent gagnants. En tous les cas, c'est ce que laisse entendre, ironiquement, le narrateur. Mais la victoire n'aura pas été sans séquelles. Surtout pour la fille, qui subit un véritable affront, un échec.
Le penchant irrésistible qui porte des deux personnages à l'admiration de soi les empêche d'admirer ce qui les entoure et de s'en réjouir. La joie accompagne nécessairement l'idée d'une cause extérieure. La seule joie qu'ils éprouvent, c'est celle qui les porte à s'admirer eux-mêmes. Ils n'éprouvent l'appétit que dans le cadre d'un culte de l'égo. Ne ressentant aucun élan vers les autres. Leur orgueil terrifiant laisse leur c½ur en cale sèche. La Fontaine façonne à ces deux personnages un caractère froid et distant. Il met l'accent sur un vide émotionnel.
Dans la perspective de la philosophie d'Epicure, les désirs naturels ne peuvent être satisfaits pleinement que si ces derniers s'expriment avec modération, en accord avec la nature. Pour La Fontaine, il vaut mieux se satisfaire des petits plaisirs de la vie, des petits riens, afin d'éviter le piège du manque. Il convient de bien mesurer la vraie richesse d'une vie. Les désirs peuvent être comblés à partir du moment où nous nous contentons d'une vie simple.
La Fontaine clame l'idéal d'un homme libéré de ses chimères. Dans « Le Savetier et le Financier », il glorifie l'héroïsme des petites gens sans le sou. Le cordonnier-poète pour qui « chaque jour amène son pain », tout comme le laboureur ou le bûcheron, sont les porte-voix d'une magnifique humanité. On peut être heureux et manger sur le pouce.
Textes complémentaires
« La fable double : le Héron, la Fille », par Patrick Dandrey (« L'information littéraire » n° 4 - septembre octobre 1982)
On connaît Le Héron, de La Fontaine, fable célèbre; on connaît moins, et l'on a tort, son double : La Fille. L'édition originale du second Recueil, (1678), où pour la première fois ils apparaissent, propose pourtant les deux apologues dans une succession sans faille logique non plus que typographique, illustrés d'une seule vignette et pourvus d'un unique numéro d'ordre (IV) à l'intérieur du Livre qui devait devenir le septième des Fables.
C'est dire que Le Héron, La Fille pourrait prendre rang parmi les « fables doubles », ces apologues qui, sous un titre unique, dédoublent leur surgeon en deux rameaux aux tracés imprévisibles, en deux branches à la fois soeurs et rivales; hésitant à intégrer les éléments qui composent cette fable.
La Fontaine s'est cependant contenté d'en articuler les deux panneaux autour d'une moralité qui fait charnière, établissant ainsi entre les deux récits, plutôt qu'un rapport complémentaire ou hiérarchique, une relation de parallélisme piquant dont un commentaire comparé peut seul exprimer la savoureuse ambiguïté.
On voit que la lettre du poème atteste les tentations soupçonnables dans la facture et la mise en page du texte imprimé: comme ces airs en écho qu'affectionnaient les musiciens du Roy, les deux anecdotes sont construites en parallèle et le souvenir de la première s'insère à chaque étape franchie par le récit de la seconde.
Cette similitude est lisible dès l'incipit de chacune: « Un jour // Certaine Fille ». Même indécision liminaire, propre d'ailleurs au genre: « II était une fois! », « Un jour (...) », « je ne sais où », « Certaine Fille » (1).
Cette insistance à proclamer l'imprécision volontaire du contexte ou l'incertitude dans le choix du personnage permet tout à la fois d'affermir par contraste les traits retenus, par le récit, qui se dégagent ainsi plus accusés sur un fond nébuleux; de justifier les invraisemblances et éventuellement l'accès au merveilleux, sans qu'en jaillisse un effet de contraste avec l'impression de réalité qu'aurait pu produire un trop grand souci de vraisemblance dans l'ouverture du récit; enfin, et c'est propre à nos deux contes, un effet supplémentaire de légère ironie: l'indécision dans le temps et le lieu ‑ le héron ne sait pas plus que le poète où le mène sa déambulation ‑ évoque par avance la nonchalance dédaigneuse de l'oiseau; l'imprécision dans la présentation de la femme, - c'est elle, ç'aurait pu être une autre, cosi fan lutte - annonce la généralisation du comportement dans une perspective assez gauloise de mépris pour les prétentions féminines; surtout, l'ignorance un peu cavalière, à son tour dédaigneuse, de La Fontaine (qu'importe quelle fille, et qu'importe où va l'oiseau) débusque et dégonfle l'importance chimérique que s'attribuent deux êtres présomptueux et vains. Dès les premiers mots, le thème des deux contes se révèle identique: dénonciation des chimères.
La brève évocation des deux « personnages » qui ouvre chacun des récits paraît pourtant s'attacher à des perspectives qui s'opposent l'une à l'autre: la sélection des traits physiques du héron. longs pieds, long bec, long cou, permet. à travers cette silhouette interminable et grêle, d'évoquer un comportement, un caractère; inversement, l'allusion au caractère et au comportement de la fille un peu trop fière, le portrait du mari idéal qu'elle se figure, permet au lecteur d'esquisser dans son imagination la silhouette de la pimbêche. Les deux poèmes ici se croisent, sur fond d'une identique ironie d'ailleurs; ironie du peintre accentuant les disproportions dans le croquis de l'animal - le portrait devient caricature; insinuation ironique du moraliste soulignant le «tempérament» de la femme à travers sa prétention (étourdiment révélatrice) à trouver un mari Point froid et point jaloux: notez ces deux points-ci (vers 38). Caricature, à travers la femme, de sa part de «féminité», comprise selon la tradition gauloise entre coquetterie au mieux et au pire hystérie. La chimère s'inscrit à la surface ou au plus profond des corps avant d'être le fait de l'esprit.
Commence alors la comédie. Le rideau se lève sur la première scène: dédain du héron envers une proie qui se révèlera plus tard avoir été la plus estimable et la plus considérable. Une évocation apparemment gratuite du décor (vers 4) permet d'insinuer habilement les acteurs (la carpe et le brochet, vers 5 à 6) dont immédiatement après nous apprenons qu'ils sont des proies possibles (vers 7) et aisées ‑ tout y concourt: la transparence de l'eau, la durée des ébats (« mille tours »), le pullulement des poissons (tous...) et leur insouciance (...approchaient du bord). Mais, tournant des vers 9 à10, « Mais il crut mieux faire d'attendre / Qu'il eût un peu plus d'appétit. »
Le héron prend son temps; dédain? pas exactement. Ce n'est pas que l'objet lui déplaise, c'est le désir même de le saisir qui lui fait défaut; et cette indifférence l'empêche de concevoir comme proies les hôtes de la rivière; quand dans quelques vers on nous dira à propos des tanches que « Le mets ne lui plut pas », un grand pas sera franchi qui pour l'instant ne l'est pas: celui de la naissance du désir. Ce n'est pas présentement la proie qu'il dédaigne, mais la faim; ce n'est pas le poisson qui est trop petit, mais l'appétit.
Cette analyse nous aide à comprendre quels vers de La Fille correspondent à cette première scène du Héron, et pourquoi : ce que l'on trouve « en face », ce n'est pas en effet le début des aventures de la jeune présomptueuse, mais la liste des qualités du prétendant imaginaire, le portrait du mari idéal ‑ qui eût du bien, de la naissance, De l'esprit, enfin tout. A la situation parfaite qui s'offre au héron, mais qu'il dédaigne justement de constituer en situation par son refus d'agir et de désirer agir, correspond l'image du mari parfait que dessine le voeu irréalisable de la fille, image impossible à incarner. Qu'il eût tout, enfin, dit le rêve : « Mais qui peut tout avoir? » (vers 41), répond la réalité. Tournant sur la conjonction adversative, qui rappelle nettement le vers 9 : dans chacun des deux contes. cette première expérience qui à la fois existe et n'existe pas, cette virtualité va ainsi jouer le rôle déplorable de l'aune à quoi tout se mesure et se déprécie, du critère illusoire auquel nulle réalité ne peut satisfaire. La chimère va ainsi entacher définitivement la vérité : une impression (le manque d'appétit), une fantaisie de grand seigneur (« il mangeait à ses heures ») chez un marquis turlupin des marais, une illusion romanesque chez une Bovary des ruelles, interposent entre les souhaits et la réalité le brouillage d'une « vision »; le héron attend le moment parfait, la fille le mari parfait. La chimère née de leur corps a d'avance déprécié l'objet de leur prochain désir. Le voici qui se lève, ce désir, dans la seconde scène. La première à vrai dire se jouait en coulisse, ou, comme chez Goethe, dans l'empyrée - l'empyrée des chimères. Désormais, l'action commence: tanches et partis d'importance se présentent: et les deux récits se déroulent parallèlement: le hasard ou le destin fait son offre (vers 13-14 et vers 42); elle est refusée par un discours de stupeur indignée (vers 18-19 et vers 45- 47) prenant à témoin et à partie un « on » général, et précédé ou suivi d'un commentaire de l'auteur (vers 15-17 et vers 48-52), moitié traduction au style indirect des pensées des héros (vers 15 et 48-51), moitié explication souriante et bonhomme (vers 16-17 et 51-52) : le « goût dédaigneux » de l'oiseau appelle en écho l'allusion à ces filles qui « Font dessus tout les dédaigneuses»; le moi, héron annonce « A moi les proposer! », et le terme de précieuses résume bien l'influence de l'image chimérique sur la conception de soi que se sont forgée les deux personnages: un prix supérieur à celui que l'on vaut, inflation de l'amour-propre, surévaluation inscrite dans le propos même.
Après s'être inscrite dans le corps et l'objet du désir, la chimère s'inscrit ainsi dans le discours, où se retrouve toute l'ironie du poète: lointaine allusion au moi, lion qui accuse la prétention ridicule du héron; lointain écho des effarouchements des précieuses ridicules dans le dédain de cette Escarbagnas d'apologue qui finira par épouser un Tibaudier. Cette contradiction entre le prix réel de l'individu et la valeur qu'il s'attribue se trouve exacerbée dans la troisième scène, celle du goujon (vers 20-22), celle des « médiocres gens » (vers 53-60). On y retrouve un discours d'indignation calqué sur le précédent, un égal souci de son image chez chacun des acteurs: image flatteuse à laquelle se complaît la fille (« La belle se sut gré de tous ses sentiments », vers 60), image rebutante à laquelle se refuse le héron (« J'ouvrirais pour si peu le bec! aux Dieux ne plaise ! », vers 22) identique ridicule du discours de renchérissement (2).
Mais cette identité ne signifie pas ici inutile répétition; car dans le jeu à quatre qui met en rapport le temps, le désir, l'objet et l'image, la tension monte faisant évoluer la partie jusqu'à bouleverser la distribution des cartes : l'écoulement du temps d'une part augmente le désir du personnage jusqu'à lui faire oublier les exigences de l'image; il diminue d'autre part la valeur de l'objet, qui devient de moins en moins compatible avec ces mêmes exigences. L'exacerbation de ces contradictions mène ainsi à un total renversement de situation qui amorce le dénouement des intrigues; d'abord, le sujet désirant (héron prédateur, fille en quête d'un parti) devient, par l'inversion du vocabulaire de la prise, la proie de son propre désir ou de son propre dédain : « La faim le prit (...) (vers 25); « Ses soins ne purent faire /Qu'elle échappât au temps, cet insigne larron (vers 66-67) ; « Bien des gens y sont pris », conclut de même la morale (3)...
Ensuite, le sujet, ainsi soumis et accablé, doit finalement renoncer à l'image de soi qu'il assumait: la fille voit son image littéralement se défaire: « elle sent chaque jour // Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour; (...) Les ruines d'une maison // Se peuvent réparer; que n'est cet avantage // Pour les ruines du visage ! » (vers 64 à 70); non seulement elle ne la domine plus, mais c'est l'image même qui donne à son tour les ordres.
Son miroir lui disait: “Prenez vite un mari » (vers 72). Le héron de même, après s'être trop contemplé et complu à cette contemplation, jette vainement ses regards sur autre chose que lui : « il ne vit plus aucun poisson » (vers 24) ; ce qu'il rencontre c'est l'absence de l'image d'un objet désiré, naguère prodigué, désormais disparu. L'un et l'autre ne voient plus qu'un vide : plus de poissons, plus de Ris - disparition de l'image, qui rejoint au néant l'illusion chimérique dont elle est issue.
A ce moment du récit, l'évolution du temps a donc inversé le sujet en objet et substitué à une image certes illusoire mais dominée, une béance, un vide dessiné par son seul cbntour, un effacement angoissant et impérieux. Alors le conte chute sur le choix final : paradoxalement, ce désir se satisfait de ce qu'il semblait devoir le plus outrageusement dédaigner (inversion du désir); le héron fut tout heureux et tout aise (vers 25), la fille tout aise et tout heureuse (vers 76) de rencontrer un objet qui est l'exact contraire de l'exigence chimérique antérieurement affichée: un limaçon, chétif, terrestre et visqueux - après un grand nombre de poissons d'eau claire, de bonne taille; un malotru, ignoble (Terme populaire...), disgracié (...qui se dit des gens malfaits, malbastis, et incommodez, soit en leur personne...). et de basse condition (...soit en leur fortune. Furetière) (4).
L'effet de chute des deux récits sur un octosyllabe similaire souligne l'ironie de la disproportion, tout en consacrant l'évanouissement de la chimère: effet de renoncement total devant l'exigence de la nature à laquelle nul ne doit ni ne peut se soustraire (5).
Une ultime remarque au moment où s'achève cette lecture comparée: les poèmes, qui ont été tissés de notations relatives et comparatives (un peu plus d'appétit, il crut mieux faire d'attendre, il s'attendait à mieux, si pauvre chère, ouvrir pour si peu le bec, il l'ouvrit pour bien moins - et pour moindre mesure dans La Fille: Trop chétifs, médiocres gens), se terminent sur une notation absolue (tout heureux et tout aise), comme ils avaient commencé (les plus beaux jours, tous approchaient; de l'esprit, enfin tout): les images de perfection absolue du début et de jouissance concessive du dénouement, figures extrêmes l'une du désir, l'autre du renoncement, apparaissent l'une et l'autre comme feintes de l'imagination, chimérique au début, paradoxalement comblée à la fin. Aussi la morale qui fait transition entre les deux poèmes offre-t-elle une volée de formules relatives et comparatives, donnant la relativité pour leçon des apologues, pour règle de la vie (les plus accommodants, vouloir trop gagner, à peu près, bien des gens).
Au total, on peut constater entre les deux contes une remarquable identité de structure (évolution inverse, d'un modèle de perfection à une réalité abjecte), de texture (jeu du relatif et de l'absolu), de ton (constance de l'ironie), de mode narratif (alternance similaire de discours direct, indirect et narratif), de cheminement (succession identique des étapes de la narration), de thèmes (le désir, le temps), de visée morale (dénonciation des chimères). Un seul paramètre change : le code, animalier dans un cas, humain dans l'autre. Fable limite donc, que ce poème double fondé sur la variation d'un seul élément significatif dans un système absolument constant. La mesure des différences, c'est par les vers 32-34 que nous sommes invités à la saisir : « Bien des gens y sont pris: ce n'est pas aux Hérons / Que je parle: écoutez, humains un autre conte; / Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons. »
Pour introduire plaisamment le changement de code, La Fontaine le présente comme une métamorphose de l'auditoire en objet du propos (chez vous), accompagné d'un jeu de variation sur l'antériorité et la postériorité (leçons puisées/leçons données) et d'une feinte mutation des destinataires (les hérons? non, les humains) bref, celui à qui l'on s'adresse se voit mis en scène dans la critique qu'il croyait « distanciée » de lui par l'allégorisme animal ‑ c'est par cette nouvelle exigence d'une sorte d'hypotypose appuyant la morale qu'est introduite La Fille, présentée comme une morale illustrée plut qu'un récit illustratif d'une morale (comme Le Héron). On pourrait ainsi réduire la fable, dans son déroulement, à une représentation figurée étalée du phénomène de communication linguistique : elle offre un signifiant, le Héron, hiéroglyphe du dédain, inséparable d'un signifié incarné par la Fille dont le comportement de mépris hautain se joint à la silhouette allégorique de l'oiseau pour constituer la signification déposée dans la morale qui dénonce le danger des espoirs chimériques (vers 27‑31), et qu ensuite l'envoi au lecteur (vers 32-34), dans un processus analogue à la désignation linguistique, insère dans la réalité. Ici successivement proposées, ces quatre composantes sont ordinairement confondues, « empilées » : ainsi dans La Cigale et la Fourmi, pour ne prendre que cet exemple liminaire et célébrissime, le signifiant (une cigale affamée chassée par une fourmi) couvre la fable entière sans se distinguer du signifié implicite (les dangers de l'étourderie): le processus de signification, processus d'agglomération du son à l'image, sceau de la charte d'alliance entre signifiant et signifié, n'a donc pas besoin de jouer et la désignation est sous-entendue: il va de soi que l'auteur ne prétend pas nous soumettre un tableau scientifique de la vie des animaux, mais un conseil adressant aux humains - à charge pour nous d' opérer la transposition, cela va sans dire.
A côté d'un tel exemple, Le Héron. La Fille apparaît comme un véritable «écorché » du genre de la fable: cet apologue joue donc pleinement le rôle de « laboratoire du genre » ordinairement dévolu aux fables doubles. Patrick Dandrey
(1) Rien de plus propre à susciter l'incertitude du commentateur que cet adjectif certain... En effet: « Se dit (...) de ce qu'on ne sait pas avec une entière certitude, d'une chose qu'on tient assurée au fonds, mais dont on ne connoist pas bien toutes les circonstances » (Dictionnaire Furetière). Si donc la fable a une « clef », ce certain fait signe, et montre la serrure: aux plus habiles d'en faire jouer les ressorts, on n'en veut pas dire plus, mais soyez assurés qu'au fond... Sinon, et de façon tout aussi plausible, l'indéfini nous rappelle que le genre du conte pratique un tri dans les circonstances possibles et imaginables d'une vie; de ce volume, il retient un mince flux d'événements précis, frappants et pour lui pertinents, rejetant avec insolence dans la nébuleuse de l'implicite les traits et les faits qui ne concourent pas directement à la portée didactique de l'anecdote (l'origine du personnage, son nom, les lieux où se déroule l'action, l'époque, etc...). L'important est que l'on soit assuré au fond de l'existence du héros, et des quelques événements rapportés à son sujet: on ne peut pas en dire plus...
* turlupin : membre d'une secte qui se répandit au XIVème siècle en France, en Allemagne et dans les Pays-Bas et qui soutenait qu'on ne doit avoir honte de rien de ce qui est naturel (d'après le dictionnaire Littré).
Par allusion à Turlupin, surnom de l'auteur de farces Henry Legrand : personne dont les écrits ou les paroles sont de mauvais goût, qui fait des plaisanteries grossières. Synonyme mauvais plaisant. Un marchand de couleurs, épigrammatique et turlupin, se signalait entre tous. La pauvre femme ne pouvait passer devant sa poudre à punaises, sans qu'aussitôt il engageât quelque colloque facétieux avec les compères (Bloy, Femme pauvre, 1897)
Comédien médiocre, bouffon. Un turlupin émiettait, dans une sauce rebattue de musique, du patriotisme et de l'amour (Huysmans, S½urs Vatard, 1879)
(2) On dit qu'une femme fait fort la rencherie, quand elle est vaine et dédaigneuse; qu'un homme fait le rencheri, quand il est de difficile convention, ou quand il estime trop sa peine (Furetière).
(3) Le thème, rapidement esquissé dans Le Héron (vers 25), prend beaucoup plus d'extension dans La Fille où il rencontre le topos des « irréparables outrages » du temps (vers 63‑70), compensant par là dans l'équilibre des masses la place dévolue à la morale dans le premier conte (vers 27‑31), que sous peine de redite ne pouvait reprendre le second.
(4) Ne dirait-on pas de la grande Mademoiselle, fille romanesque, impérieuse et dédaigneuse, qui connut son heure de préciosité au temps du salon de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, refusa les plus beaux partis de France et d'Europe par crainte de se mésallier et souci de trouver un mari à la hauteur de son mérite personnel, pour finalement, la quarantaine passée, tressaillir d'aise à l'idée d'épouser le comte de Lauzun, petit homme à tous les sens du terme (« l'un des plus petits que Dieu ait jamais faits »), coléreux, brutal, débauché, impécunieux et fort négligé de sa personne?
* La Grande Demoiselle. Anne Marie Louise d'Orléans [1627-1693] est la petite fille du Roi Henri IV. Elle est la fille de Gaston d'Orléans et de Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier et à ce titre la cousine germaine de Louis XIV. Elle est Petite-fille de France, duchesse de Montpensier, de Saint-Fargeau et de Châtellerault, Dauphine d'Auvergne.
L'histoire la désigne sous le vocable de la Grande Mademoiselle. Elle tire donc son titre - car ce surnom est aussi un titre - Mademoiselle de son père, Gaston de France [1608-1660], dit « Monsieur » car frère cadet du roi Louis XIII.
Gaston était surnommé le Grand Monsieur par opposition au frère de Louis XIV, « le Petit Monsieur » ; par extension, sa fille devint « la Grande Mademoiselle », et non par référence à sa taille. Elle hérite son titre de duchesse de Montpensier de sa mère, Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier, richissime et unique héritière d'une branche cadette des Bourbons.
À sa naissance, en 1627, elle fut la plus riche héritière du royaume de France. Jaloux de la richesse de sa fille, Gaston d'Orléans lui porte peu d'affection, alors que beaucoup de soupirants sont attirés par le meilleur parti d'Europe. Malgré son physique plutôt disgracieux, plusieurs projets de mariages sont montés avec divers souverains, mais ils échouent tous, car la duchesse souhaite un mari de son niveau. Son cousin Louis XIV, même s'il a onze ans de moins qu'elle, lui conviendrait bien mais Mazarin fait tout pour s'y opposer. Anne Marie s'en rend compte, elle prend elle aussi Mazarin en grippe et rejoint son père dans le clan des Frondeurs contre le pouvoir royal. Cet engagement ruinera sa réputation.
L'épisode le plus célèbre de sa vie fut son aventure, à partir de 1670, à l'âge de 43 ans, avec Lauzun, un gentilhomme, bellâtre et volage, de six ans son cadet. Ce dernier passa dix années enfermé dans la citadelle de Pignerol. Pour l'en faire sortir, la Grande Mademoiselle avait dû promettre de léguer ses biens au fils naturel de Louis XIV, le duc du Maine.
Elle épousa secrètement Lauzun - cependant encore aujourd'hui le doute demeure - mais n'y trouva pas son bonheur. Lauzun se lassa bientôt d'elle - à moins qu'elle ne s'en soit elle-même lassée - pour reprendre sa carrière de courtisan ambitieux et de séducteur invétéré.
Éxilée, après la Fronde sur ses terres de Saint-Fargeau, de 1652 à 1657, elle se lança dans l'écriture de ses mémoires...
(5) Ce rapport entre la fable animalière et la fable humaine confirme l'équivalence entre la faim chez les animaux et la passion amoureuse chez les humains. Le thème du prédateur doit se lire comme une transposition de celui du séducteur.
Sämmtliche Märchen, von Hans Christian Andersen
Die Prinzessin auf der Erbse (1862)
Es war einmal ein Prinz, der wollte eine Prinzessin heiraten; aber es sollte eine wirkliche Prinzessin sein. Da reiste er in der ganzen Welt herum, um eine solche zu finden, aber überall war etwas im Wege. Prinzessinnen gab es genug, aber ob es wirkliche Prinzessinnen waren, konnte er nicht herausbringen.
Immer war etwas, was nicht so ganz in der Ordnung war. Da kam er denn wieder nach Hause und war ganz traurig, denn er wollte doch so gern eine wirkliche Prinzessin haben.
Eines Abends zog ein schreckliches Gewitter auf; es blitzte und donnerte, der Regen strömte herunter, es war ganz entsetzlich !
Da klopfte es an das Stadtthor, und der alte König ging hin, um aufzumachen.
Es war eine Prinzessin, die draußen vor dem Tore stand. Aber, o Gott ! wie sah die von dem Regen und dem bösen Wetter aus ! Das Wasser lief ihr von den Haaren und Kleidern herunter; es lief in die Schnäbel der Schuhe hinein und an den Hacken wieder heraus. Und doch sagte sie, daß sie eine wirkliche Prinzessin sei.
"Ja, das werden wir schon erfahren !" dachte die alte Königin. Aber sie sagte nichts, ging in die Schlafkammer hinein, nahm alle Betten ab und legte eine Erbse auf den Boden der Bettstelle; darauf nahm sie zwanzig Matratzen und legte sie auf die Erbse, und dann noch zwanzig Eiderdunen-Betten oben auf die Matratzen.
Da mußte nun die Prinzessin die ganze Nacht liegen. Am Morgen wurde sie gefragt, wie sie geschlafen habe.
"O, erschrecklich schlecht!" sagte die Prinzessin. "Ich habe meine Augen fast die ganze Nacht nicht geschlossen! Gott weiß, was da im Bette gewesen ist! Ich habe auf etwas Hartem gelegen, sodaß ich ganz braun und blau über meinen ganzen Körper bin! Es ist ganz entsetzlich !"
Nun sahen sie ein, daß es eine wirkliche Prinzessin war, da sie durch die zwanzig Matratzen und die zwanzig Eiderdunen-Betten hindurch die Erbse verspürt hatte. So empfindlich konnte Niemand sein, als eine wirkliche Prinzessin.
Da nahm der Prinz sie zur Frau, denn nun wußte er, daß er eine wirkliche Prinzessin besitze; und die Erbse kam auf die Kunstkammer, wo sie noch zu sehen ist, wenn Niemand sie gestohlen hat.
Sieh, das war eine wahre Geschichte.
Hans Christian Andersen [1805-1875]
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