A l'occasion du centième anniversaire de la mort du poète, le Conseil Municipal de Belfort a décidé en décembre 2013 de changer le nom de la Bibliothèque des 4 As, place du Forum. Le site principal de la bibliothèque municipale prendra désormais le nom de Léon Deubel.
Près de la porte d'entrée à ouverture automatique, sur la façade vitrée du bâtiment, est imprimé un sonnet du poète belfortain, surmonté de son portrait colorié en rouge safran. On a l'impression que ces alexandrins cherchent un point d'appui inaltérable sur la baie vitrée :
« Seule, au bord du grand ciel, tremble une étoile d'or
Et la lune qui fait la page douce et mièvre
Se plaît sur ton poème où tout s'endort... »
(recueil « Régner », 1913 - chapitre dédié aux « pages anthologiques » - sonnet intitulé « Verlaine », section II « Les maudits » - page 217).

Il s'agit d'un extrait du poème « Verlaine », qui rappelle étrangement « Le Jardin au ciel » de Catulle Mendès [1841 – 1909], mis en musique par le compositeur Jacques François Antoine Ibert (« ¼uvres complètes de Catulle Mendès » - éditions Eugène Fasquelle - 1908).
Le Jardin au ciel, octobre 1907
Un souffle d'ombre teint les roses du talus
Et les lys du parterre ;
Tout le feuillage est noir au jardin solitaire
Où les fleurs ne sont plus.
Mais la nuit orne d'or son dôme et ses pilastres
Et je songe, incertain
Si le ciel n'a pas pris les fleurs de mon jardin
Pour en faire ses astres.
Catulle Mendès [1841 – 1909]
Cette bibliothèque municipale partage son quotidien avec l'accueil du public. La nécessité ou le besoin de lire la poésie ne va pas de soi. Ce lieu consacré à l'activité de lire rend hommage à cet écrivain belfortain en assurant la promotion auprès du grand public d'une personnalité saillante de l'histoire littéraire. Mais pas seulement.
En ramenant les bienfaits de la lecture à ce sonnet, ce temple de la lecture fait résonner sur son perron un hymne de reconnaissance, célébrant la puissance du vers poétique. Une bibliothèque reste, d'un certain point de vue, un lieu d'encasernement, dans l'attente d'un auditoire avide se s'immerger dans les rayonnages de livres. C'est là où se trouve l'autorité, ou plutôt, la légitimité de toute littérature.
Ironie de l'histoire belfortaine, la Bibliothèque municipale des 4 As fut construite sur l'emplacement d'une caserne militaire, tenant son nom du général Jean-François Bougenel [1786-1865].
Ces quelques vers de Léon Deubel accompagnent le visiteur ou le rêveur entiché de livres sur le chemin qui le conduira à une autre vie. A une autre expérience : celle de l'amour des textes. Ceux de Léon Deubel valent le détour...

Bibliothèque municipale Léon Deubel à Belfort.
Photographie de Gilles Pincemaille.
Le poème « Verlaine », brûlant de passion enthousiaste, porte le témoignage des goûts esthétiques de Léon Deubel, de l'oscillation constante entre repli sur soi et souci de donner toute la mesure de son talent.
La voix du rossignol qui monte dans les choses
M'est une douce invite à te lire, Verlaine
Par ce soir, tandis qu'une brise tiède halène
Le long de l'avenue où des marbres reposent.
Tous les parfums se sont blottis au c½ur des roses ;
Le jardin rêve au fond de sa légende ancienne,
Et les cygnes du lac, immobiles, retiennent
Le tranquille bonheur que leurs ailes enclosent.
Seule, au bord du grand ciel, tremble une étoile d'or
Et la lune qui fait la page douce et mièvre
Se plaît sur ton poème où tout s'endort :
Parfums, lueurs, et vous, lentes musiques vieilles
Que traverse, innombrable, avec le vent qui bruit
Ton âme, ô vagabond, qui fut celle des nuits !
La relecture de ces vers nous conduit une évidence : publier est aussi important que le fait même d'écrire. La carrière de Deubel, on le sait, dégénère en fiasco. Les enchères ne risquaient pas d'exploser entre les grandes maisons éditoriales. Et pour Léon, qui s'épuise à tenir le coup, coûte que coûte, la vie se termine par un terrible drame. Comme Guy de Maupassant, hanté par l'obsession de se jeter dans la Seine, Léon Deubel a lui aussi songé à se suicider : il le répète à plusieurs reprises à ses proches. Incapable de ressentir le moindre enthousiasme, flaubertien dans l'âme, Léon Deubel finira par renoncer définitivement à l'exposition publique en brûlant ses écrits.
Le poète prend à témoin le « grand ciel », tout comme Flaubert qui proclamait l'insuffisance des mots : « la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles ».
Léon Deubel fait partie des rares poètes, comme Baudelaire, Rimbaud ou Guillaume Apollinaire, à n'avoir jamais remporté la moindre distinction, ou connu une quelconque remise de prix, de médaille. Il ne reste à cette âme vagabonde que de s'abandonner à la nuit du silence, à la manière du poète mal aimé :
Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement
Tu pleureras l'heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures
(Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913)
La ville de Belfort a vu naître bien des artistes, qu'ils soient chanteurs, musiciens, peintres, ou poètes. Il lui revenait donc d'entretenir la mémoire de Léon Deubel pour qu'on le relise de temps à autre. On retiendra ici les propos d'Eric Dussert, essayiste chargé de missions d'expertise à la Bibliothèque Nationale de France :
« Reste à la cité d'entretenir la veilleuse sur la tombe de ces poètes malmenés dont Léon Deubel est devenu le représentant tutélaire. Il nous rappelle sans cesse dans la rumeur des âges que jamais le tumulte des actualités ne doit effacer les ½uvres passées. Une seule lecture peut les raviver, comme l'endormie s'éveille au baiser » (conclusion du préfacier et essayiste Eric Dussert - florilège « Une arche de clarté » - page 12 - Archives de Karéline - Paris -1913).
En remuant le passé, la ville sait prendre le temps de relater des vies. La ville raconte, quand on sait l'écouter. Que l'on soit à pied, à vélo, en voiture en en bus. Les plaques de rues, très convaincues de leur mission, se mêlent d'arrache-c½ur aux événements, aux destinées de ses habitants.

au centre-ville de Belfort (photo de Gilles Pincemaille)
Le c½ur battant de la ville s'attache à sauver la mémoire des artistes. Ici, au croisement avec la rue de Valdoie, celle de deux poètes ; le belfortain Léon Deubel et son ami de toujours, le franc-comtois Louis Pergaud. La ville met sous nos yeux tout ce que nous avons perdu de vue. Force d'évidence, le territoire urbain est riche de ses réflexions sur les enjeux de mémoire et de transmission. La rue est un conservatoire. Le réseau urbain un paysage muséographique.
Les panneaux de rue acquièrent un statut muséal, ils passent en revue les grandes pages de l'histoire locale, prennent en charge un parcours muséologique, encourageant le public à en découvrir les aspects saillants. Ou les plus méconnus.
Les plaques de rue flamboient sous le vernis de l'acier émaillé. Mais pas seulement. Elles ne se bornent pas à indiquer une direction, à mémoriser des lieux. Du haut de leur potence, les panneaux se distinguent du tout-venant – l'inoxydable allée des Tilleuls ou des Acacias – en épinglant les personnalités du terroir. Ces mémoriaux de bord de route ou de rue s'incrustent à foison sur les bas-côtés et accotements des routes pour tenir un inventaire. Au fil de leur apparition au coin des ruelles, avenues ou boulevards, le principe est invariable. Sur leur piédestal, ces fresques commémoratives jouent le rôle d'épitaphes. La signalisation de rue fait régner une tyrannie des traces mémorielles dans le paysage urbain. Comme les statues et les monuments, elle soutient le devoir collectif de mémoire. Malgré l'engorgement des demandes pressantes auxquelles sont habitués nos élus et édiles municipaux. La mémoire locale fait ses emplettes dans les archives communales. Ces plaques de rue en surplomb, à l'instar des légataires qui laisseraient une consigne posthume aux survivants, attirent l'attention des quidams, au gré de leurs déambulations imprévisibles. Dans une posture statique, elles entretiennent le souvenir (ou pas) de personnages plus ou moins identifiés. Elles remettent en lumière les malchanceux, les oubliés de la postérité. Les comètes éclipsées, les célébrités éclopées, reléguées au second plan, tombées dans l'ombre. Le passant se pose la question : qui est ce Léon Deubel ?
Son métier ne fait pas partie des mentions obligatoires. Mais on peut retrouver la trace de l'écrivain ailleurs. Dans un registre d'état civil. Dans une bibliothèque. Dans les applications de l'internet mobile. Et l'on va de découvertes en découvertes. Tiens, un écrivain né près de chez nous ! Léon Deubel. Ou pas si loin de chez nous ! Louis Pergaud. Deux personnalités de la scène littéraire, au tournant du siècle. C'est le bibliothécaire Eugène Chatot, un camarade d'enfance, qui les rapprocha tous les deux après 1900.

Léon Deubel et Eugène Chatot au Collège
de Baume-les-Dames (au troisième rang, à droite,
dans la rangée, en seconde et troisième positions).
Ancien élève des marianistes à l'institution Sainte-Marie (faubourg des Ancêtres à Belfort), jeune bachelier fraîchement émoulu du collège de Baume-les-Dames dans le Doubs (où il fut interne de 11 à 17 ans), Léon Deubel va quitter sa ville natale où tout le monde connaît, bien sûr, son oncle. Un notable en redingote, influent en raison de sa situation sociale, qui vit du commerce de produits de luxe et exotiques.
Renonçant à la fortune, Léon va voguer dans l'anonymat d'un petit bourg de caractère, entouré de vignes, Arbois... Ce même Eugène Chatot épousera en secondes noces Delphine Duboz, la veuve de Pergaud, fondera en 1927 avec Georges Duhamel la Société des Amis de Léon Deubel et publiera ensuite la correspondance de son ami Léon. (« Lettres de Léon Deubel : 1897-1912 » d'Eugène Chatot aux éditions « Le Rouge et le noir » - 1930 - publication conservée aux Archives Départementales de Belfort, rue de l'Ancien Théâtre, juste derrière la place Georges Corbis).
Ces deux panneaux de rue mettent face-à-face Léon Deubel - un intellectuel caustique, goguenard, drolatique, lubrique parfois, sans indulgence pour ses pairs, mais loyal en amitié - avec Pergaud, un libre penseur engagé, qui lui voue admiration et reconnaissance.
Ces plaques en bordure de chaussée font mine d'avoir un dialogue spontané avec ces deux auteurs. Elles rendent hommage à ces deux poètes, qui ont su développer, comme Montaigne et Etienne de La Boétie, une amitié solide, nourrie de leur passion commune pour l'écriture poétique. Un juste retour des choses pour Deubel, qui trouve enfin un chez-lui sur le trottoir, sans que son orgueil ne soit froissé ! Qu'on relise son poème « Détresse »...
« Au loin » :
Minuit ! Le pas des mots s'éloigne au fond des livres.
Gréé d'arbres neigeux, aujourd'hui fend la mer
De l'ombre, et dans l'étain de la vitre, l'hiver
Sculpte, pour l'accueillir, une palme de givre.
L'été, de haute lisse, où je t'aimai, m'enivre.
A travers les cyprès d'un passé toujours vert
Un cri monte à ma lèvre et jette au jour désert
Ton nom, qui sonne en moi comme un timbre de cuivre.
Les essaims du silence, entre nous, ont frémi.
Tu t'éveilles, disant : «Est-ce toi, mon ami? »
Dors ! Je n'ai pas tenté de retours inutiles ;
Mais, comme un beau couchant de cors au fond des bois
Appelle, à la nuit close, une étoile immobile,
J'ai voulu t'appeler une dernière fois.
(poème « Au loin », publié dans le journal La Phalange en 1909 et réédité dans l'anthologie posthume « Régner », préfacée par Louis Pergaud, page 86 - Mercure de France - 1913).
Un hymne à la fugacité du bonheur...
Dans le sonnet « Au loin », le regard du lecteur est attiré par la virtuosité et l'inventivité des images. Celle notamment du frémissement de l'étreinte (« Les essaims du silence, entre nous, ont frémi »). Ce qui caractérise ici comme ailleurs l'écriture deubelienne, c'est l'art très surveillé de sculpter les textes avec une plume presque mystérieuse. C'est l'art d'évoquer par fragments le présent du passé, l'absolu de l'instant éternellement perpétué. Les métaphores recueillent par brassées, les bris d'une sensibilité déchiquetée.
Au fil des vers, la poésie devient mélopée. Une déclamation lyrique qui fait éclater le contraste entre l'indélébile et le fugace. Entre la folle ivresse du souvenir éternellement présent à la pensée et les émois des étreintes fugitives. La fugacité des amours est représentée par les arabesques de cristaux de givre sur le vitrage (« ...dans l'étain de la vitre, l'hiver // Sculpte, pour l'accueillir, une palme de givre »).
Les contrastes portent également sur les teintes, tour à tour sombres (« l'ombre ») ou scintillantes (« une étoile immobile »). Suggérant un amour qui n'a pas vécu, comme une page laissée en blanc. Le poème célèbre des amours d'antan, disparus. Symboliquement, la blancheur hivernale sert de linceul aux amours mortes. La saison des regrets succède à l'été torride et enivrant.
Dans le même temps, l'amour survit à l'absence, il ne s'efface pas, il résiste à l'oubli. Il ne reste alors que les mots. Ceux qui « fendent la mer de l'ombre ».
Les mots réchauffent le c½ur glacé : Le pas des mots [...]
Gréé d'arbres neigeux, aujourd'hui fend la mer // De l'ombre, et dans l'étain de la vitre, l'hiver // Sculpte, pour l'accueillir, une palme de givre ». Ils raniment les sentiments engourdis. Comme le nom de l'être aimé ravive les braises laissées par la passion effrénée (« Ton nom, qui sonne en moi comme un timbre de cuivre »).
Comme dans tous les textes qu'il a écrits à Arbois, on ressent des émotions puissantes : la griserie de la liberté, l'euphorie des émois amoureux, l'exaltation du désir torride. On imagine notre jeune poète attirant à lui une « lingère » de m½urs faciles et tombant sous le charme de ses lèvres. En tous les cas, Louis Pergaud nous laisse soupçonner ces galanteries bien peu secrètes dans ses mémoires. Ce qui expliquerait pourquoi Léon Deubel pousse assez loin l'art des métaphores jubilatoires...
Minuit ! Le pas des mots s'éloigne au fond des livres.
Gréé d'arbres neigeux, aujourd'hui fend la mer
De l'ombre, et dans l'étain de la vitre, l'hiver
Sculpte, pour l'accueillir, une palme de givre.
L'été, de haute lisse, où je t'aimai, m'enivre.
A travers les cyprès d'un passé toujours vert
Un cri monte à ma lèvre et jette au jour désert
Ton nom, qui sonne en moi comme un timbre de cuivre.
Les essaims du silence, entre nous, ont frémi.
Tu t'éveilles, disant : «Est-ce toi, mon ami? »
Dors ! Je n'ai pas tenté de retours inutiles ;
Mais, comme un beau couchant de cors au fond des bois
Appelle, à la nuit close, une étoile immobile,
J'ai voulu t'appeler une dernière fois.
(poème « Au loin », publié dans le journal La Phalange en 1909 et réédité dans l'anthologie posthume « Régner », préfacée par Louis Pergaud, page 86 - Mercure de France - 1913).
Un hymne à la fugacité du bonheur...
Dans le sonnet « Au loin », le regard du lecteur est attiré par la virtuosité et l'inventivité des images. Celle notamment du frémissement de l'étreinte (« Les essaims du silence, entre nous, ont frémi »). Ce qui caractérise ici comme ailleurs l'écriture deubelienne, c'est l'art très surveillé de sculpter les textes avec une plume presque mystérieuse. C'est l'art d'évoquer par fragments le présent du passé, l'absolu de l'instant éternellement perpétué. Les métaphores recueillent par brassées, les bris d'une sensibilité déchiquetée.
Au fil des vers, la poésie devient mélopée. Une déclamation lyrique qui fait éclater le contraste entre l'indélébile et le fugace. Entre la folle ivresse du souvenir éternellement présent à la pensée et les émois des étreintes fugitives. La fugacité des amours est représentée par les arabesques de cristaux de givre sur le vitrage (« ...dans l'étain de la vitre, l'hiver // Sculpte, pour l'accueillir, une palme de givre »).
Les contrastes portent également sur les teintes, tour à tour sombres (« l'ombre ») ou scintillantes (« une étoile immobile »). Suggérant un amour qui n'a pas vécu, comme une page laissée en blanc. Le poème célèbre des amours d'antan, disparus. Symboliquement, la blancheur hivernale sert de linceul aux amours mortes. La saison des regrets succède à l'été torride et enivrant.
Dans le même temps, l'amour survit à l'absence, il ne s'efface pas, il résiste à l'oubli. Il ne reste alors que les mots. Ceux qui « fendent la mer de l'ombre ».
Les mots réchauffent le c½ur glacé : Le pas des mots [...]
Gréé d'arbres neigeux, aujourd'hui fend la mer // De l'ombre, et dans l'étain de la vitre, l'hiver // Sculpte, pour l'accueillir, une palme de givre ». Ils raniment les sentiments engourdis. Comme le nom de l'être aimé ravive les braises laissées par la passion effrénée (« Ton nom, qui sonne en moi comme un timbre de cuivre »).
Comme dans tous les textes qu'il a écrits à Arbois, on ressent des émotions puissantes : la griserie de la liberté, l'euphorie des émois amoureux, l'exaltation du désir torride. On imagine notre jeune poète attirant à lui une « lingère » de m½urs faciles et tombant sous le charme de ses lèvres. En tous les cas, Louis Pergaud nous laisse soupçonner ces galanteries bien peu secrètes dans ses mémoires. Ce qui expliquerait pourquoi Léon Deubel pousse assez loin l'art des métaphores jubilatoires...
L'automne d'une vie...
On retiendra dans le recueil « Sollicitudes » les deux premiers quatrains d'un sonnet très baudelairien qui a pour titre « Le petit vieux » pour rendre compte du principal talent de Léon Deubel, celui de se plonger dans le quotidien le plus banal, de donner souffle et vie à des êtres insignifiants. C'est toute une chorégraphie du corps sénile qu'il décrit : un corps pétrifié, voué au délabrement. Un corps fléchissant à la peau ridée, balafrée de profondes lézardes. Un corps avachi, qui consent à l'abattement...
Sa vieillesse penchée est confondue au mur
Que l'attaque du temps balafre de lézardes,
Aux ordres impérieux d'un écroulement sûr
Et sans végétation au soleil qui les arde.
Assis à sa fenêtre, impénétrable sphinx,
Il garde en lui l'écho des voix qui se sont tues,
Des souvenirs acquis par son regard de lynx,
Qui fixe le soleil tournant au bout des rues.
La vieillesse n'a rien d'une fascinante épopée. C'est une vieillesse souverainement isolée que met en scène Léon Deubel, avec une sensualité glaciale. Dans ces vers débarrassés de tout pathos et qui tiennent à distance sans aucun mal toute complaisance, il écarte le pittoresque. Dans sa forme brève, cette minuscule chronique part sur les traces de quelques instants. Ceux d'une vie meurtrie, sur le point de s'éteindre. Le regard du poète se glisse dans tous les recoins d'un monde englouti. Ce vieillard, qui n'est vu par personne, assis sur un banc sous les persiennes, fixe des yeux la course toute tracée du soleil.
Comme tous les vieux, il ne dit plus rien, ne voit plus rien arriver. Il ne sert plus à rien. Il le sait : ses plus grandes heures sont derrière lui.
On retiendra dans le recueil « Sollicitudes » les deux premiers quatrains d'un sonnet très baudelairien qui a pour titre « Le petit vieux » pour rendre compte du principal talent de Léon Deubel, celui de se plonger dans le quotidien le plus banal, de donner souffle et vie à des êtres insignifiants. C'est toute une chorégraphie du corps sénile qu'il décrit : un corps pétrifié, voué au délabrement. Un corps fléchissant à la peau ridée, balafrée de profondes lézardes. Un corps avachi, qui consent à l'abattement...
Sa vieillesse penchée est confondue au mur
Que l'attaque du temps balafre de lézardes,
Aux ordres impérieux d'un écroulement sûr
Et sans végétation au soleil qui les arde.
Assis à sa fenêtre, impénétrable sphinx,
Il garde en lui l'écho des voix qui se sont tues,
Des souvenirs acquis par son regard de lynx,
Qui fixe le soleil tournant au bout des rues.
La vieillesse n'a rien d'une fascinante épopée. C'est une vieillesse souverainement isolée que met en scène Léon Deubel, avec une sensualité glaciale. Dans ces vers débarrassés de tout pathos et qui tiennent à distance sans aucun mal toute complaisance, il écarte le pittoresque. Dans sa forme brève, cette minuscule chronique part sur les traces de quelques instants. Ceux d'une vie meurtrie, sur le point de s'éteindre. Le regard du poète se glisse dans tous les recoins d'un monde englouti. Ce vieillard, qui n'est vu par personne, assis sur un banc sous les persiennes, fixe des yeux la course toute tracée du soleil.
Comme tous les vieux, il ne dit plus rien, ne voit plus rien arriver. Il ne sert plus à rien. Il le sait : ses plus grandes heures sont derrière lui.
Il attend la mort sous la véranda de sa maison, les yeux fixés vers un horizon qui ne lui promet plus rien, lui non plus. Qui lui dénie un avenir désirable. .
Il ne lui reste que ce « regard de lynx ». Un regard qui n'a de cesse de croiser et de recroiser la lenteur des heures. Dans l'attente de rien. Le sonnet met en lumière un « écroulement », une dégringolade préméditant un avenir qui s'achemine impitoyablement vers la mort toute proche. D'où ces images du corps fléchissant, d'un crâne dégarni, parsemé de cheveux gris couleur de muraille. Images qui nous font imaginer un squelette en survie.
Dans ce portrait saisissant, Léon Deubel évoque avec une tendresse apitoyée la vieillesse. Celle des gens ordinaires. La posture presque statufiée de ce grabataire lui fait penser à un « impénétrable sphinx », cette créature mythologique gardienne de tous les secrets.
La vieillesse apparaît nettement dans le poème comme la gardienne de la mémoire. Une mémoire de la même pierre que la maison, faisant ressurgir sans accalmie des bribes d'un passé. Celles du temps d'avant, que l'on ne connaît pas bien, dont on ne parle plus. Le temps des regrets, des espoirs abandonnés, de tout ce qui a pu jalonner un parcours de vie. De quoi faire parler de son viatique, mais pour l'au-delà...
Face aux épreuves de la vie finissante, à force de ne comprendre plus rien à ce qu'est devenu le monde, le vieil homme fixe le soleil qu'il traque jusqu'au « bout des rues ». Peut-être pour lui faire dire une vérité sur son temps ? On ne sait pas. Ou on le sait trop bien.
Les jours se suivent, se ressemblent. Rien ne vit plus en lui, en dehors des souvenirs, de la mémoire affaiblie de ce qui n'est plus. Ce « petit vieux » à qui on ne demande rien, dont personne n'attend plus rien, fait partie de ceux qu'on oublie. De ces petites gens qui se fondent sans bruit dans un quotidien usé, sans laisser de traces. Qui laissent passer les heures, avant qu'on les mette au fond d'un trou...
Tout au long du processus d'écriture, Deubel déploie un copieux arsenal stylistique pour rendre compte du personnage, mais aussi pour faire entendre des voix. Celles d'un lointain aïeul, de l'être aimé, autrefois. Mais il y a si longtemps.
L'écho des voix rappelle bien sûr le poème « Mon rêve familier » de Paul Verlaine et l'apparition de cette « femme inconnue » dont la voix lointaine prend « l'inflexion des voix chères qui se sont tues » (section « Melancholia », « Poèmes saturniens », 1866).
Et puis surtout « Les Petites vieilles » de Charles Baudelaire, un poème dédié à Victor Hugo dont on citera le passage le plus poignant :
Honteuses d'exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;
Et nul ne vous salue, étranges destinées !
Débris d'humanité pour l'éternité mûrs !
« Le petit vieux » est un poème très baudelairien où l'on perçoit également l'influence des « Illuminations » de Rimbaud et des « Complaintes » de Jules Laforgue.
Dans ce portrait saisissant, Léon Deubel évoque avec une tendresse apitoyée la vieillesse. Celle des gens ordinaires. La posture presque statufiée de ce grabataire lui fait penser à un « impénétrable sphinx », cette créature mythologique gardienne de tous les secrets.
La vieillesse apparaît nettement dans le poème comme la gardienne de la mémoire. Une mémoire de la même pierre que la maison, faisant ressurgir sans accalmie des bribes d'un passé. Celles du temps d'avant, que l'on ne connaît pas bien, dont on ne parle plus. Le temps des regrets, des espoirs abandonnés, de tout ce qui a pu jalonner un parcours de vie. De quoi faire parler de son viatique, mais pour l'au-delà...
Face aux épreuves de la vie finissante, à force de ne comprendre plus rien à ce qu'est devenu le monde, le vieil homme fixe le soleil qu'il traque jusqu'au « bout des rues ». Peut-être pour lui faire dire une vérité sur son temps ? On ne sait pas. Ou on le sait trop bien.
Les jours se suivent, se ressemblent. Rien ne vit plus en lui, en dehors des souvenirs, de la mémoire affaiblie de ce qui n'est plus. Ce « petit vieux » à qui on ne demande rien, dont personne n'attend plus rien, fait partie de ceux qu'on oublie. De ces petites gens qui se fondent sans bruit dans un quotidien usé, sans laisser de traces. Qui laissent passer les heures, avant qu'on les mette au fond d'un trou...
Tout au long du processus d'écriture, Deubel déploie un copieux arsenal stylistique pour rendre compte du personnage, mais aussi pour faire entendre des voix. Celles d'un lointain aïeul, de l'être aimé, autrefois. Mais il y a si longtemps.
L'écho des voix rappelle bien sûr le poème « Mon rêve familier » de Paul Verlaine et l'apparition de cette « femme inconnue » dont la voix lointaine prend « l'inflexion des voix chères qui se sont tues » (section « Melancholia », « Poèmes saturniens », 1866).
Et puis surtout « Les Petites vieilles » de Charles Baudelaire, un poème dédié à Victor Hugo dont on citera le passage le plus poignant :
Honteuses d'exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;
Et nul ne vous salue, étranges destinées !
Débris d'humanité pour l'éternité mûrs !
« Le petit vieux » est un poème très baudelairien où l'on perçoit également l'influence des « Illuminations » de Rimbaud et des « Complaintes » de Jules Laforgue.
On se tromperait en pensant que l'ombre de ses maîtres empêche Léon Deubel de produire une ½uvre poétique aux accents personnels. Avec un sens affûté du cynisme, il mêle le réalisme de l'observation aux miasmes de la morbidité. Léon Deubel vrille son regard sur l'automne d'une vie rabougrie, ne laissant espérer aucun retour en grâce.
Sélection de poèmes choisis
Nature
Ô Nature, prends-moi pour ne me rendre plus
Aux leurres de la ville où le jour ne meurt pas,
Doucement, dans la plaine et les eaux, dans les pas
Qui vont portant au loin l'angoisse des Elus.
Prends-moi, et qu'en mon c½ur toi seule oses tout bas
Ranimer mon amour, ma joie et ma vertu,
Et, sur le mode cher d'un caprice têtu,
L'hymne d'aube qu'on doit aux choses d'ici-bas.
J'ai revu tes forêts, tes prés et tes ruisseaux.
Un instant de mon âme habite tes roseaux
Depuis le jour où j'y taillai ma flûte frêle.
Prends-moi, pour que, certain de ta beauté sereine,
J'aille surprendre Pan dans l'ombre de tes chênes,
L'âme perdue au fil de tes heures muettes.
Instants de fête
Comme un enfant craintif j'erre à travers les rues.
L'ombre, ainsi qu'un automne, a flétri les visages,
Et des paupières d'or d'un azur sans nuages
Filtre le long regard des choses disparues.
En vain, je fuis la joie énervante qui rôde
Et propage en la nuit sa grossière hystérie.
C'est fête. La douleur des cuivres psalmodie...
Et l'Ivresse, en haillons, prophétique, clabaude.
Sur la place, où dormaient des silences de lune,
La crécelle d'un orgue a repris, une à une,
Les valses à la mode en robes de paillons.
Un clown, sur des tréteaux, parodie son martyre.
Et la foule, aux éclats de voix de l'histrion,
Acclame par instants la souffrance de rire.
Vision
Depuis rien n'est resté du décevant mirage
Qui nous laisse à l'orgueil de la mélancolie ;
Nous regardons passer la lune au blanc visage
Sur l'automne flétri du jardin de la Vie.
Silencieux, assis au seuil de notre porte,
Nous écoutons sonner les chasses dans la plaine
Où, plus abondant que les ondes des fontaines,
Le sang de Marsyas rougit les feuilles mortes.
Et nous avons le soir cette angoisse d'entendre
Tomber de l'urne vaste et profonde des cieux,
Comme si le jour mort eût épanché ses cendres,
L'ombre éternellement en gésine de dieux !
(anthologie poétique « Régner » - pp 234-235)
Dédicace
Puisque je t'ai laissée aux sanglots de l'automne.
Puisque tu vis dans l'ombre où la douleur pardonne,
Laisse chanter pour toi ces vers qui te ressemblent.
En eux tu trouveras, plus grave sous ses voiles,
Ta voix qui m'appela comme un rayon d'étoile,
Et les parfums subtils de ta présence y tremblent.
Aime-les : la douceur de ton regard les frôle,
Ton âme, qui s'y penche, a la grâce des saules :
Nymphe de l'eau qui dort en leurs profonds miroirs.
Ta chevelure en eux s'écoule comme un fleuve.
Et, de tes chères mains qu'ont jointes les épreuves,
J'ai voulu les fleurir comme des reposoirs.
Le Passé leur donna l'argenture des trembles.
Laisse chanter pour toi ces vers qui te ressemblent,
Où mon c½ur adora sa lointaine madone.
Lis-les en revivant les heures d'Autrefois,
Et qu'une larme encor vienne altérer ta voix,
Puisque tu vis dans l'ombre où la douleur pardonne.
Réveil
Par les volets mi-clos j'ai guetté l'aube pure,
La diane des coqs et des merles agiles
S'argentait de l'éclat de la rosée fragile,
Et des forêts au loin tordaient leurs chevelures.
La prière montait dans l'angélus vermeil,
Des sources dégrafaient leurs tuniques de fées ;
Et vers les prés fleuris, indolemment couchées,
Des collines bombaient leurs gorges au soleil.
Sous les arbres, dorées d'une poussière blonde,
Les routes propageaient l'allégresse du monde ;
Les portes des maisons riaient émerveillées.
Et les sentiers, sifflant entre leurs baies acides,
Saluaient de leurs chants le beau matin lucide ;
Strophe d'or du poème ardent de la journée.

Léon Deubel, né à Belfort le 22 mars 1879
et décédé à Maisons-Alfort en juin 1913
Exil
Nous ne reverrons plus blanchir l'aube des villes.
Déjà nous descendons dans la forêt déserte
Les sentiers longs voilés d'une pénombre verte,
Et la douceur de l'air caresse notre idylle.
Le printemps a lustré le firmament pascal.
Nous n'écouterons plus les cloches du dimanche.
Ta voix tremble. On dirait dans le soir de cristal
Un éveil argentin de source sous les branches.
Peureusement, dans l'ombre où notre pas s'égare,
Nous avons vu s'ouvrir l'½il opaque des mares
Sous les cils frémissants du bois insidieux.
Et nos c½urs éperdus de silence s'enfièvrent
De sentir, un instant, se mêler sur nos lèvres
Le miel de la prière et le sel des adieux.
Léon Deubel, recueil Poésies, 1909

Tombeau du poète.
Par les sentiers abrupts où les fauves s'engagent,
Sur un pic ébloui qui monte en geyser d'or,
Compagnon fabuleux de l'aigle et du condor,
Le Poète nourrit sa tristesse sauvage.
À ses pieds, confondus dans un double servage,
Multipliant sans cesse un formidable effort,
Les Hommes, par instants, diffamaient son essor ;
Mais lui voyait au loin s'allumer des rivages.
Et nativement sourd à l'injure démente,
Assuré de savoir à quelle ivre Bacchante
Sera livrée un jour sa dépouille meurtrie ;
Laissant la foule aux liens d'un opaque sommeil,
Pour découvrir enfin l'azur de sa patrie
Il reprit le chemin blasphémé du soleil !
Florilège « Poèmes : 1898-1912 »
Nature
Ô Nature, prends-moi pour ne me rendre plus
Aux leurres de la ville où le jour ne meurt pas,
Doucement, dans la plaine et les eaux, dans les pas
Qui vont portant au loin l'angoisse des Elus.
Prends-moi, et qu'en mon c½ur toi seule oses tout bas
Ranimer mon amour, ma joie et ma vertu,
Et, sur le mode cher d'un caprice têtu,
L'hymne d'aube qu'on doit aux choses d'ici-bas.
J'ai revu tes forêts, tes prés et tes ruisseaux.
Un instant de mon âme habite tes roseaux
Depuis le jour où j'y taillai ma flûte frêle.
Prends-moi, pour que, certain de ta beauté sereine,
J'aille surprendre Pan dans l'ombre de tes chênes,
L'âme perdue au fil de tes heures muettes.
Instants de fête
Comme un enfant craintif j'erre à travers les rues.
L'ombre, ainsi qu'un automne, a flétri les visages,
Et des paupières d'or d'un azur sans nuages
Filtre le long regard des choses disparues.
En vain, je fuis la joie énervante qui rôde
Et propage en la nuit sa grossière hystérie.
C'est fête. La douleur des cuivres psalmodie...
Et l'Ivresse, en haillons, prophétique, clabaude.
Sur la place, où dormaient des silences de lune,
La crécelle d'un orgue a repris, une à une,
Les valses à la mode en robes de paillons.
Un clown, sur des tréteaux, parodie son martyre.
Et la foule, aux éclats de voix de l'histrion,
Acclame par instants la souffrance de rire.
Vision
Depuis rien n'est resté du décevant mirage
Qui nous laisse à l'orgueil de la mélancolie ;
Nous regardons passer la lune au blanc visage
Sur l'automne flétri du jardin de la Vie.
Silencieux, assis au seuil de notre porte,
Nous écoutons sonner les chasses dans la plaine
Où, plus abondant que les ondes des fontaines,
Le sang de Marsyas rougit les feuilles mortes.
Et nous avons le soir cette angoisse d'entendre
Tomber de l'urne vaste et profonde des cieux,
Comme si le jour mort eût épanché ses cendres,
L'ombre éternellement en gésine de dieux !
(anthologie poétique « Régner » - pp 234-235)
Dédicace
Puisque je t'ai laissée aux sanglots de l'automne.
Puisque tu vis dans l'ombre où la douleur pardonne,
Laisse chanter pour toi ces vers qui te ressemblent.
En eux tu trouveras, plus grave sous ses voiles,
Ta voix qui m'appela comme un rayon d'étoile,
Et les parfums subtils de ta présence y tremblent.
Aime-les : la douceur de ton regard les frôle,
Ton âme, qui s'y penche, a la grâce des saules :
Nymphe de l'eau qui dort en leurs profonds miroirs.
Ta chevelure en eux s'écoule comme un fleuve.
Et, de tes chères mains qu'ont jointes les épreuves,
J'ai voulu les fleurir comme des reposoirs.
Le Passé leur donna l'argenture des trembles.
Laisse chanter pour toi ces vers qui te ressemblent,
Où mon c½ur adora sa lointaine madone.
Lis-les en revivant les heures d'Autrefois,
Et qu'une larme encor vienne altérer ta voix,
Puisque tu vis dans l'ombre où la douleur pardonne.
Réveil
Par les volets mi-clos j'ai guetté l'aube pure,
La diane des coqs et des merles agiles
S'argentait de l'éclat de la rosée fragile,
Et des forêts au loin tordaient leurs chevelures.
La prière montait dans l'angélus vermeil,
Des sources dégrafaient leurs tuniques de fées ;
Et vers les prés fleuris, indolemment couchées,
Des collines bombaient leurs gorges au soleil.
Sous les arbres, dorées d'une poussière blonde,
Les routes propageaient l'allégresse du monde ;
Les portes des maisons riaient émerveillées.
Et les sentiers, sifflant entre leurs baies acides,
Saluaient de leurs chants le beau matin lucide ;
Strophe d'or du poème ardent de la journée.

Léon Deubel, né à Belfort le 22 mars 1879
et décédé à Maisons-Alfort en juin 1913
Exil
Nous ne reverrons plus blanchir l'aube des villes.
Déjà nous descendons dans la forêt déserte
Les sentiers longs voilés d'une pénombre verte,
Et la douceur de l'air caresse notre idylle.
Le printemps a lustré le firmament pascal.
Nous n'écouterons plus les cloches du dimanche.
Ta voix tremble. On dirait dans le soir de cristal
Un éveil argentin de source sous les branches.
Peureusement, dans l'ombre où notre pas s'égare,
Nous avons vu s'ouvrir l'½il opaque des mares
Sous les cils frémissants du bois insidieux.
Et nos c½urs éperdus de silence s'enfièvrent
De sentir, un instant, se mêler sur nos lèvres
Le miel de la prière et le sel des adieux.
Léon Deubel, recueil Poésies, 1909

Tombeau du poète.
Par les sentiers abrupts où les fauves s'engagent,
Sur un pic ébloui qui monte en geyser d'or,
Compagnon fabuleux de l'aigle et du condor,
Le Poète nourrit sa tristesse sauvage.
À ses pieds, confondus dans un double servage,
Multipliant sans cesse un formidable effort,
Les Hommes, par instants, diffamaient son essor ;
Mais lui voyait au loin s'allumer des rivages.
Et nativement sourd à l'injure démente,
Assuré de savoir à quelle ivre Bacchante
Sera livrée un jour sa dépouille meurtrie ;
Laissant la foule aux liens d'un opaque sommeil,
Pour découvrir enfin l'azur de sa patrie
Il reprit le chemin blasphémé du soleil !
Florilège « Poèmes : 1898-1912 »
Aux navires
Voici un texte éclectique qui met en condition le lecteur : c'est une ode aux grands espaces qui stimule les envies d'ailleurs, le désir d'embarquer pour affronter les dangers, pour goûter à la liberté.
Cette suite de tercets nous précipite dans l'ivresse du plein air, des senteurs marines. Mais aussi dans la tourmente car la navigation en haute mer porte la menace du naufrage. Le naufrage figurant allégoriquement les brûlures du monde conduisant à la perdition, à l'effondrement de soi : « Comme vous, emporté sur des jours sans rivage, // Du néant à la vie au néant, je voyage ». Un égarement qui s'apparente sous la plume de l'auteur aux errances hamlétiennes. La mer n'est pas forcément un milieu salutaire. C'est un lieu où l'on perd la vie.
Le bouillonnement créatif est comparé au déferlement océanique, au moutonnement des vagues, qui symbolisent la renaissance dionysiaque.
L'évocation de l'océan associe la création poétique aux contrées lointaines, aux îles sauvages, aux grands vents et aux légendaires expéditions. Source d'émerveillement, les navires exercent une fascination sur l'imaginaire du poète qui s'émancipe des poncifs de ses poèmes de jeunesse. On se rappelle un passage du sonnet intitulé « Ô Muse ! » un peu pesamment didactique : « Ô Muse ! dont la tempe est ceinte d'un laurier »). Là, Léon Deubel se démarque des conventions lourdement stéréotypées des banalités parnassiennes.
Très clairement, l'appel du large doit être considéré ici comme une bouffée d'air pour l'inspiration poétique. Les expéditions maritimes ont des points communs avec l'aventure de l'écriture. On voyage entre le réel et l'imaginaire, on rêve d'ailleurs, de butins fabuleux. La ballade oscille entre le récit de voyage et l'autobiographie méditative («Je bondis au-dessus des flots qui m'accompagnent // Porteur d'un rêve immense aux riches cargaisons »). Deubel, qui n'a jamais pris la mer, se prend pour Jack London (« The Cruise of the Snark »).
Les métaphores, par le jeu de la défiguration poétique, scintillent et roulent comme des galets sur la grève. Elles mettent en branle des références fantastiques : « Navires [...] Qui montez les chevaux de la vague éclatante »). Le lecteur pense au cheval ailé Pégase de la mythologie grecque. Mais aussi des images féériques, ou à l'opposé, carrément phobiques (vers liminaire « Navires belliqueux aux carènes pesantes »). Des images qui s'aventurent aux lisières de l'imaginaire, qui nous mettent en émoi et nous étourdissent. Afin peut-être de mieux faire entendre les raisons d'un départ, d'une fuite, d'un éloignement. Le paysage marin nous fait renaître à une autre réalité que celle de la terre ferme. Mers et océans symbolisent les traversées de l'impossible. Ou tout simplement l'aventure. Celle des cap-horniers comme Bougainville, Cook ou La Pérouse. Des explorateurs intrépides, des pionniers des découvertes maritimes, affrontant tous les dangers (« Vous qui gonflez au vent d'orgueilleuses poitrines // Voiliers ! ô laboureurs de la glèbe marine »).
Cette suite de tercets nous précipite dans l'ivresse du plein air, des senteurs marines. Mais aussi dans la tourmente car la navigation en haute mer porte la menace du naufrage. Le naufrage figurant allégoriquement les brûlures du monde conduisant à la perdition, à l'effondrement de soi : « Comme vous, emporté sur des jours sans rivage, // Du néant à la vie au néant, je voyage ». Un égarement qui s'apparente sous la plume de l'auteur aux errances hamlétiennes. La mer n'est pas forcément un milieu salutaire. C'est un lieu où l'on perd la vie.
Le bouillonnement créatif est comparé au déferlement océanique, au moutonnement des vagues, qui symbolisent la renaissance dionysiaque.
L'évocation de l'océan associe la création poétique aux contrées lointaines, aux îles sauvages, aux grands vents et aux légendaires expéditions. Source d'émerveillement, les navires exercent une fascination sur l'imaginaire du poète qui s'émancipe des poncifs de ses poèmes de jeunesse. On se rappelle un passage du sonnet intitulé « Ô Muse ! » un peu pesamment didactique : « Ô Muse ! dont la tempe est ceinte d'un laurier »). Là, Léon Deubel se démarque des conventions lourdement stéréotypées des banalités parnassiennes.
Très clairement, l'appel du large doit être considéré ici comme une bouffée d'air pour l'inspiration poétique. Les expéditions maritimes ont des points communs avec l'aventure de l'écriture. On voyage entre le réel et l'imaginaire, on rêve d'ailleurs, de butins fabuleux. La ballade oscille entre le récit de voyage et l'autobiographie méditative («Je bondis au-dessus des flots qui m'accompagnent // Porteur d'un rêve immense aux riches cargaisons »). Deubel, qui n'a jamais pris la mer, se prend pour Jack London (« The Cruise of the Snark »).
Les métaphores, par le jeu de la défiguration poétique, scintillent et roulent comme des galets sur la grève. Elles mettent en branle des références fantastiques : « Navires [...] Qui montez les chevaux de la vague éclatante »). Le lecteur pense au cheval ailé Pégase de la mythologie grecque. Mais aussi des images féériques, ou à l'opposé, carrément phobiques (vers liminaire « Navires belliqueux aux carènes pesantes »). Des images qui s'aventurent aux lisières de l'imaginaire, qui nous mettent en émoi et nous étourdissent. Afin peut-être de mieux faire entendre les raisons d'un départ, d'une fuite, d'un éloignement. Le paysage marin nous fait renaître à une autre réalité que celle de la terre ferme. Mers et océans symbolisent les traversées de l'impossible. Ou tout simplement l'aventure. Celle des cap-horniers comme Bougainville, Cook ou La Pérouse. Des explorateurs intrépides, des pionniers des découvertes maritimes, affrontant tous les dangers (« Vous qui gonflez au vent d'orgueilleuses poitrines // Voiliers ! ô laboureurs de la glèbe marine »).
Par une métonymie assez terricole, les « navires », ces « laboureurs de la glèbe marine » représentent les marins sillonnant les mers. Des cap-horniers que rien ne peut retenir au port, ni les ouragans dévastateurs, ni les vagues monstrueuses («les écumeux sillons »).
Pour le poète qui se compare à ces voiliers, c'est la même chose : rien ne le retient non plus. Rien ne peut limiter l'horizon de sa création poétique. L'artiste, tout comme le capitaine d'un navire, doit tracer sa propre route et tenir son cap. D'où cette série d'images qui évoquent le désir de Léon Deubel, en quête d'une vie plus authentique , plus libre surtout. Le désir aussi de rompre avec toutes les amarres qui l'avaient retenu jusqu'alors et de tourner le dos aux promesses déçues. Balluchon à bout de bras, cet écrivain a toujours su se tenir à l'écart des coteries intellectuelles et des honneurs officiels...
Pour le poète qui se compare à ces voiliers, c'est la même chose : rien ne le retient non plus. Rien ne peut limiter l'horizon de sa création poétique. L'artiste, tout comme le capitaine d'un navire, doit tracer sa propre route et tenir son cap. D'où cette série d'images qui évoquent le désir de Léon Deubel, en quête d'une vie plus authentique , plus libre surtout. Le désir aussi de rompre avec toutes les amarres qui l'avaient retenu jusqu'alors et de tourner le dos aux promesses déçues. Balluchon à bout de bras, cet écrivain a toujours su se tenir à l'écart des coteries intellectuelles et des honneurs officiels...
Bien sûr, l'embarquement sur un rafiot n'a rien de nouveau dans la poésie. La poésie romantique est hantée par les rêves de voyages à travers les immensités de l'océan, de navigations lointaines. Les thèmes du détachement, de l'éloignement, ou de l'échappée ont un air de déjà-vu. Impossible de se départir de l'impression que tout dans ce poème rappelle les paysages grandioses décrits par Baudelaire avec une débauche d'effets visuels. Léon Deubel laboure - en le rajeunissant - le même champ métaphorique ensemencé par Baudelaire, Rimbaud et plus tard par Saint-John Perse.
Aux navires
Navires belliqueux aux carènes pesantes
Qui montez les chevaux de la vague éclatante,
Pour ravir le soleil et forcer l'horizon,
Vous qui gonflez au vent d'orgueilleuses poitrines
Voiliers ! ô laboureurs de la glèbe marine
Dont vous semez de morts les écumeux sillons,
Comme vous, emporté sur des jours sans rivage,
Du néant à la vie au néant, je voyage,
Répercuté dans l'Etre ainsi qu'un chant profond,
Comme vous, ô coureurs des mouvantes campagnes,
Je bondis au-dessus des flots qui m'accompagnent
Porteur d'un rêve immense aux riches cargaisons.
Et, quand mon fou désir de connaître s'allume,
Comme vous, égarés sous des toisons de brume,
Je lance un rouge appel à qui rien ne répond
Dans l'azur que, vaincu, je poignarde de haine
Et je me couche au lit de la détresse humaine,
Comme vous, en sombrant, au lit des goémons
Aux navires
Navires belliqueux aux carènes pesantes
Qui montez les chevaux de la vague éclatante,
Pour ravir le soleil et forcer l'horizon,
Vous qui gonflez au vent d'orgueilleuses poitrines
Voiliers ! ô laboureurs de la glèbe marine
Dont vous semez de morts les écumeux sillons,
Comme vous, emporté sur des jours sans rivage,
Du néant à la vie au néant, je voyage,
Répercuté dans l'Etre ainsi qu'un chant profond,
Comme vous, ô coureurs des mouvantes campagnes,
Je bondis au-dessus des flots qui m'accompagnent
Porteur d'un rêve immense aux riches cargaisons.
Et, quand mon fou désir de connaître s'allume,
Comme vous, égarés sous des toisons de brume,
Je lance un rouge appel à qui rien ne répond
Dans l'azur que, vaincu, je poignarde de haine
Et je me couche au lit de la détresse humaine,
Comme vous, en sombrant, au lit des goémons
« L'homme et la mer » de Charles Baudelaire
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
« L'Homme et la Mer », section "Spleen et idéal", du recueil "Les Fleurs du Mal"
« L'Albatros »
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
L'Albatros, composé en 1859 est le deuxième poème de la deuxième édition (1861) du recueil « Les Fleurs du mal » de Charles Baudelaire. Il met en avant l'image du poète incompris par les hommes...
Détresse
Seigneur, je suis sans pain, sans rêve et sans demeure.
Les hommes m'ont chassé parce que je suis nu,
Et ces frères en vous ne m'ont pas reconnu
Parce que je suis pâle et parce que je pleure.
Je les aime pourtant, comme c'était écrit
Et j'ai connu par eux que la vie est amère.
Puisqu'il n'est pas de femme qui veuille être ma mère
Et qu'il n'est pas de c½ur qui entende mes cris.
Mais j'ai bien faim de pain, Seigneur ! et de baisers,
Un grand besoin d'amour me tourmente et m'obsède,
Et sur mon banc de pierre rude se succèdent
Les fantômes de Celles qui l'auraient apaisé...
NB : Les vers de « Détresse », écrits très tôt un matin sur un banc de la Place du Carrousel, montrent l'état d'esprit du poète. Une rhétorique du désespoir, inspiré par le ressentiment et l'amertume, y domine.

Portrait du poète Léon Deubel.
Tableau « Place du Carrousel à Paris »,
réalisé en 1932 par Léon Delarbre
L'artiste peintre Léon Delarbre, né en Alsace en 1889 et mort à Belfort en 1974, a été conservateur du Musée de la ville.
L'artiste peintre Léon Delarbre, né en Alsace en 1889 et mort à Belfort en 1974, a été conservateur du Musée de la ville.
« Détresse » : retour sur une expérience traumatisante
Le poème « Détresse », saturé d'effroi et de désespoir, nous éloigne de l'idyllique campagne arboisienne. D'un vers à l'autre, une histoire glauque émerge, celle d'un clochard qui a bu son saint-frusquin, d'un maraudeur affamé et criblé de dettes de comptoir, qui vit dans le plus grand dépouillement. Sans charger le trait de ce sombre tableau, si l'on en croit les aveux de son ami Louis Pergaud, Léon Deubel retrace ici les épisodes les plus sombres de sa vie d'errance. Avec en toile de fond, Paris, une cité fascinante, la ville rêvée et en même temps un lieu de perdition, si bien décrit par Octave Mirbeau. Un lieu voué à l'oppression des plus démunis, de tous ceux qui vivent dans une infinie pauvreté, sans jamais en voir la fin.
Le poème « Détresse », saturé d'effroi et de désespoir, nous éloigne de l'idyllique campagne arboisienne. D'un vers à l'autre, une histoire glauque émerge, celle d'un clochard qui a bu son saint-frusquin, d'un maraudeur affamé et criblé de dettes de comptoir, qui vit dans le plus grand dépouillement. Sans charger le trait de ce sombre tableau, si l'on en croit les aveux de son ami Louis Pergaud, Léon Deubel retrace ici les épisodes les plus sombres de sa vie d'errance. Avec en toile de fond, Paris, une cité fascinante, la ville rêvée et en même temps un lieu de perdition, si bien décrit par Octave Mirbeau. Un lieu voué à l'oppression des plus démunis, de tous ceux qui vivent dans une infinie pauvreté, sans jamais en voir la fin.
Retour sur une vie. Autoportrait de l'écrivain à la gueule de bois. D'un perdant en pleine déconfiture. Qui peut rappeler les errances d'un Arthur Rimbaud ou d'un Alan Seeger. Comme eux, Léon Deubel échappe à la tentation de glorifier son passé.
Cette histoire, c'est la sienne. Echoué sur le pavé parisien, Léon Deubel a tout perdu : ses attaches familiales, ses amis d'enfance. Après avoir décliné l'offre de son oncle qui gérait à Belfort une florissante entreprise de commerce, il renonce à la fortune, et s'arrache pour toujours à son milieu bourgeois. Après sa radiation des cadres dans l'enseignement, il vit dans la misère. Des photographies de sa jeunesse, on garde en mémoire l'image d'un grand brun moustachu aux allures de dandy. On n'imagine pas ce muscadin en redingote sombrer soudainement dans une telle déchéance. On ne s'attend pas à ce que l'élégance naturelle de ce gandin séduisant puisse tourner à l'état loqueteux. Et pourtant, on aurait pu le croiser dans quelque bouge malfamé des faubourgs parisiens. Hâve, mal rasé, affamé et cuvant son picrate, il est brinquebalé à hue et à dia par la misère poisseuse.
Epuisé, consumé par l'alcool, affalé sur un banc comme une bête endormie que les prières arracheraient à sa torpeur pesante : « Seigneur, je suis sans pain, sans rêve et sans demeure. // Les hommes m'ont chassé parce que je suis nu ». Un appel poignant. Des prières ferventes, adressées à Dieu pour appeler son secours. Le poème, qui n'a rien de parfait ni de grandiose dans sa facture ou son style, révèle une intimité avec le divin. L'exercice est assez proche de la catharsis. Les yeux mi-clos, engourdis par le froid, Deubel s'aggrippe à la religion, s'accroche tant qu'il peut à la vie : « Mais j'ai bien faim de pain, Seigneur ! et de baisers, // Un grand besoin d'amour me tourmente et m'obsède ».
A travers cette ville, le poète arpente, dans l'indifférence, un chemin de croix. Regrettant qu'il ne soit « pas de c½ur qui entende [s]es cris ». Il restitue les événements sans renoncer à s'interroger sur son échec. Ce qui touche et nous bouleverse dans ces vers, c'est la détresse d'un homme en pleine dérive, qui a largué les amarres de l'humanité. Une détresse qui affleure avec une colère tenue dans cette confidence aux accents doloristes et qui se mêle à ces souvenirs si poignants. Avec une sobre empathie, le lecteur accompagne le poète dans le cercle infernal du désenchantement.
Hébété d'épuisement, le poète affronte le monde - et son anagramme, le démon - qui lui fait subir des conditions d'existence intenables. La pauvreté est une réalité immuable, une monstruosité dont on n'arrive jamais à faire le tout. Une douleur vive s'exprime dans ces vers montés des tréfonds poisseux. La douleur d'un homme brisé, blessé, à la reconquête de sa dignité, cherchant à éviter le déshonneur de la mendicité. On mesure le tragique humain de cette vie crapoteuse. Difficile de tomber plus bas, sauf peut-être dans les romans noirs du tournant du siècle que l'on doit aux « muckrakers », ces auteurs comme Jack London ou Upton Sinclair qui remuaient le fumier à pleine fourche. On est loin du Paris en fête que décrira plus tard Hemingway (« A Moveable Feast »).
Balloté entre plusieurs ports d'attache par la versatilité du destin, accablé par un désespoir sourd et cette détresse si tangible, Léon Deubel se voit obligé de mettre un frein à ses enthousiasmes. Il écrit sans ambages. Les émotions paraissent difficiles à endiguer. En proie à un lancinant sentiment d'incompréhension, confronté à la hantise de l'indifférence, Léon Deubel exprime ses doutes et finit par subordonner sa survie à la Providence divine. Les vers de cette supplique, un peu lisses, voire besogneux, s'engluent dans une rhétorique théologique au style suranné. Qui n'est pas dénué d'empois. Mais peu importe. Oublions les actions de grâce murmurées à l'oreille du séraphin. Seul l'épisode retient l'attention. Un square parisien devient le lieu d'une scène ouverte à la mémoire intime du passé. Une scène cruciale, torturée par l'angoisse, qui ramène à un traumatisme. Témoin de son temps, rebelle et insoumis, Léon Deubel s'érige dans ce témoignage lucide en scribe des déshérités, des exilés. Alors, il entonne un hymne à la fraternité. Sans se ranger toutefois aux côtés de son ami Pergaud contre les exploiteurs de la misère.
Cette histoire, c'est la sienne. Echoué sur le pavé parisien, Léon Deubel a tout perdu : ses attaches familiales, ses amis d'enfance. Après avoir décliné l'offre de son oncle qui gérait à Belfort une florissante entreprise de commerce, il renonce à la fortune, et s'arrache pour toujours à son milieu bourgeois. Après sa radiation des cadres dans l'enseignement, il vit dans la misère. Des photographies de sa jeunesse, on garde en mémoire l'image d'un grand brun moustachu aux allures de dandy. On n'imagine pas ce muscadin en redingote sombrer soudainement dans une telle déchéance. On ne s'attend pas à ce que l'élégance naturelle de ce gandin séduisant puisse tourner à l'état loqueteux. Et pourtant, on aurait pu le croiser dans quelque bouge malfamé des faubourgs parisiens. Hâve, mal rasé, affamé et cuvant son picrate, il est brinquebalé à hue et à dia par la misère poisseuse.
Epuisé, consumé par l'alcool, affalé sur un banc comme une bête endormie que les prières arracheraient à sa torpeur pesante : « Seigneur, je suis sans pain, sans rêve et sans demeure. // Les hommes m'ont chassé parce que je suis nu ». Un appel poignant. Des prières ferventes, adressées à Dieu pour appeler son secours. Le poème, qui n'a rien de parfait ni de grandiose dans sa facture ou son style, révèle une intimité avec le divin. L'exercice est assez proche de la catharsis. Les yeux mi-clos, engourdis par le froid, Deubel s'aggrippe à la religion, s'accroche tant qu'il peut à la vie : « Mais j'ai bien faim de pain, Seigneur ! et de baisers, // Un grand besoin d'amour me tourmente et m'obsède ».
A travers cette ville, le poète arpente, dans l'indifférence, un chemin de croix. Regrettant qu'il ne soit « pas de c½ur qui entende [s]es cris ». Il restitue les événements sans renoncer à s'interroger sur son échec. Ce qui touche et nous bouleverse dans ces vers, c'est la détresse d'un homme en pleine dérive, qui a largué les amarres de l'humanité. Une détresse qui affleure avec une colère tenue dans cette confidence aux accents doloristes et qui se mêle à ces souvenirs si poignants. Avec une sobre empathie, le lecteur accompagne le poète dans le cercle infernal du désenchantement.
Hébété d'épuisement, le poète affronte le monde - et son anagramme, le démon - qui lui fait subir des conditions d'existence intenables. La pauvreté est une réalité immuable, une monstruosité dont on n'arrive jamais à faire le tout. Une douleur vive s'exprime dans ces vers montés des tréfonds poisseux. La douleur d'un homme brisé, blessé, à la reconquête de sa dignité, cherchant à éviter le déshonneur de la mendicité. On mesure le tragique humain de cette vie crapoteuse. Difficile de tomber plus bas, sauf peut-être dans les romans noirs du tournant du siècle que l'on doit aux « muckrakers », ces auteurs comme Jack London ou Upton Sinclair qui remuaient le fumier à pleine fourche. On est loin du Paris en fête que décrira plus tard Hemingway (« A Moveable Feast »).
Balloté entre plusieurs ports d'attache par la versatilité du destin, accablé par un désespoir sourd et cette détresse si tangible, Léon Deubel se voit obligé de mettre un frein à ses enthousiasmes. Il écrit sans ambages. Les émotions paraissent difficiles à endiguer. En proie à un lancinant sentiment d'incompréhension, confronté à la hantise de l'indifférence, Léon Deubel exprime ses doutes et finit par subordonner sa survie à la Providence divine. Les vers de cette supplique, un peu lisses, voire besogneux, s'engluent dans une rhétorique théologique au style suranné. Qui n'est pas dénué d'empois. Mais peu importe. Oublions les actions de grâce murmurées à l'oreille du séraphin. Seul l'épisode retient l'attention. Un square parisien devient le lieu d'une scène ouverte à la mémoire intime du passé. Une scène cruciale, torturée par l'angoisse, qui ramène à un traumatisme. Témoin de son temps, rebelle et insoumis, Léon Deubel s'érige dans ce témoignage lucide en scribe des déshérités, des exilés. Alors, il entonne un hymne à la fraternité. Sans se ranger toutefois aux côtés de son ami Pergaud contre les exploiteurs de la misère.
L'hommage de la ville de Belfort
Dans les années 1930, sur proposition de Pierre Dreyfus-Schmidt, maire radical de Belfort, le conseil municipal prend la décision de faire graver des vers de Léon Deubel sur l'un des frontispices de la porte monumentale du cimetière de Bellevue (entrée en arc de triomphe du cimetière municipal situé au numéro 38 du boulevard Renaud de Bourgogne, gravure sur pierre de Jacques Swoboda). Il s'agit du premier quatrain d'une balade qui a pour titre « Le prolongement ». Rappelons que le poète belfortain a été inhumé au cimetière de Bagneux dans les Hauts-de-Seine.

Fronton du cimetière de Bellevue à Belfort
La porte ornée d'un arc de triomphe monumental se dresse majestueusement à l'entrée du cimetière. On peut lire sur le frontispice, au-dessus de l'architrave, quatre vers de Léon Deubel. Des vers gravés dans la pierre de grès, sur le métope central, encadré par les cannelures et les listels des triglyphes.
Epitaphe
Rien ne s'efface. Tout survit.
Hier à demain vient se coudre ;
Le chemin garde dans sa poudre
Le pas de ceux qui l'ont suivi.
Quatrain glissé dans la présentation du livre « Une arche de clarté », dans la quatrième de couverture et à la fin de la préface d' Eric Dussert (anthologie de textes poétiques de Léon Deubel, publiée avec le soutien de la ville de Belfort en 2013).
Le premier octosyllabe impressionne d'emblée par son éloquence : « Rien ne s'efface. Tout survit ». Le cimetière est lui aussi un lieu de mémoire qui perpétue le souvenir. Une réparation symbolique s'inscrit dans la logique testimoniale d'une reconnaissance patrimoniale.
Le prolongement
Rien ne s'efface. Tout survit.
Hier à demain vient se coudre.
Le chemin garde dans sa poudre
Le pas de ceux qui l'ont suivi.
Un parfum veille dans l'armoire
La rose morte en ses atours ;
Le monde vit dans la mémoire
De la rosée et des beaux jours.
Les livres mettent à la voile
Pour porter aux temps qui viendront
Tout ce qui s'élève des fronts
Vers les balsamiques étoiles.
Au chevet du lit où s'endort
Une enfance blonde et ravie.
Le Père voit, comme un blé d'or
Son fils dans le champ de sa vie.
Et le poète qui s'éveille
Fiévreux d'entendre ses chansons
Se prolonger dans les buissons
Sur le point d'orgue d'une abeille,
Comme un vainqueur de sa victoire.
Comme un héros de sa cité.
Fait de la chose transitoire
Une sonore éternité.
(« Régner » - section « Poèmes parus dans des revues » - page 125 - Le Mercure de France)
Crédits photographiques : https://gpincemaille.com/
Notes et commentaires du florilège "Léon Deubel" de Bernard Mirgain
Lien avec la chronique "Léon Deubel : le belfortain rebelle"
Remerciements
Nos sincères remerciements au photographe belfortain Gilles Pincemaille, pour son inlassable collaboration, ainsi qu'à à la Conservatrice du Musée de Belfort, Marie Desmargers (responsable du Service des Publics) et à Steve Mouraret (Secrétaire gestionnaire du Centre Culturel Claude Gellée d'Epinal) pour leur concours.
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